La légende de Bernd, l’homme dédoublé.
Fils d’un pêcheur de l’île et de la fille du tout premier président de la Fondation, Hervé Adrien, Bernd avait très tôt compris qu’une différence essentielle le distinguait de ses parents et amis. Il ne menait pas une vie, mais deux. Deux vies simultanées, non pas sur un mode continu, mais alternatif, comme le courant électrique. Sa grande découverte s’est produite à huit ans, quand il s’est aperçu que ses amis à l’école, ainsi que ses parents n’avaient qu’une seule vie. Une seule! Et pas deux simultanées, comme lui.
Quand on lui posait la question : où étais-tu ce matin? Il avait coutume de répondre : j’étais à Eddable et au lac des Eaux dormantes. Ou alors : j’étais dans la baie du Maco et au mont des Villages blancs. On ne prenait pas ses réponses au sérieux… Le jeune Bernd avait une grande imagination! Certains enfants ont des amis imaginaires, d’autres s’inventent des mondes féeriques qu’ils habitent ou voient les nombres comme des formes complexes avec des couleurs et des motifs singuliers; Bernd, lui, jouait simplement à être en deux lieux en même temps.
Quand il interrogea un élève de sa classe qui était rejeté, comme lui, il fut surpris de ses réponses. Celui-ci ne menait qu’une seule vie! Comment pouvait-on ne pas être à deux endroits en même temps ? Que faisaient tous les autres ?
Lui seul, entre tous, pouvait être en deux lieux en même temps. Il n’était pas deux personnes, liées par une magie secrète ou une communication directe entre leurs consciences emmêlées, mais un seul et même esprit présent en deux endroits différents. Il était un même corps, simplement dédoublé, existant en un endroit à un moment et en un autre à un second, comme si chaque battement de son pouls était un dispositif assurant l’alternance entre les instants de sa vie.
D’un battement à l’autre, il ne disparaissait pas, à peine se dissolvait-il quelque peu, perdant de la couleur et un peu de netteté, mais le mouvement était imperceptible à l’œil nu. Son ubiquité passait inaperçue !
Bernd apprit rapidement à cacher cette extraordinaire faculté. Quand il avait voulu en parler à ses parents, ils l’avaient regardé d’un air suspicieux et amené aussitôt chez un psychologue, qui eut tôt fait de lui prescrire une panoplie de médicaments. Il refusa tout traitement. En fait, il vivait bien avec son dédoublement qui lui permettait de connaître deux existences, l’une à l’extrémité orientale de l’île, et l’autre à son occident. Il pouvait lire deux livres en même temps et multiplier ses rêves, qui allaient même parfois jusqu’à se répondre.
Il s’exerça à tenir deux conversations en même temps, ce qui révélait de l’exploit car il lui fallait séparer les mots de ses phrases d’un temps suffisant pour permettre aux autres mots de trouver leur propre place dans les phrases simultanées qu’il énonçait d’un même souffle. Sa diction lente et traînante laissa croire à ses parents que leur enfant souffrait d’une déficience intellectuelle, quand il s’agissait en fait des conséquences inévitables d’une prouesse mentale que lui seul pouvait réussir !
Mais il fallut, comme toujours, que l’adolescence survienne et, avec elle, son lot de questions insolubles : pouvait-il se rencontrer? lui était-il possible de se toucher? ou encore de se fondre en une seule conscience, comme les autres habitants de l’île dont il enviait maintenant l’unicité? S’il avait connu les thèses de Aarvi Hradani sur les particules imaginaires, il aurait peut-être compris que la singularité de son existence venait simplement de ce que ses particules imaginaires avaient été distribuées en deux espaces séparés, qu’elles étaient même synchronisées, lui permettant d’en ressentir l’alternance. Mais personne ne connaissait les thèses du physicien, son traité n’était encore qu’à l’étape d’une vague hypothèse scientifique. Et les angoisses existentielles de Bernd restèrent irrésolues.
S’il vivait en deux endroits en même temps, il devait lui être possible de se rencontrer… Bernd décida donc de partir à la recherche de sa seconde incarnation. Il entreprit sa quête, cheminant à pied sur les chemins de l’île, confiant qu’au bout de sa route, il ne rencontrerait personne d’autre que lui-même. Durant de longs mois, ses deux fragments de soi se cherchèrent. Ils se donnaient des points de rencontre, mais jamais ne parvenaient à se réunir. En fait, s’ils désiraient ardemment se réunir, tout les opposait, jusqu’à la nature même de leur dédoublement. Ils finirent par comprendre que leurs fragments étaient des aimants qui se repoussaient. Si l’un s’avançait vers le centre de l’île, l’autre ne pouvait que se retirer. Si le premier battait en retraite, le second se sentait immédiatement interpellé. Ils devaient toujours rester à la même distance l’un de l’autre.
Bernd ne pouvait s’unir à lui-même. Il n’était pas une entité singulière, mais duelle. Éternellement duelle. Après une période de déception initiale, qui le plongea dans une profonde léthargie, et devant l’incrédulité de ses parents qui refusaient de croire à ses explications, il quitta sa famille et s’exila dans la cité portuaire de Eddable.
Il choisit Eddable, pour des raisons géographiques. Même s’il avait appris à tenir deux conversations en même temps, il préférait de loin le silence et les longues plages de contemplation, où le jeu pur de ses pensées atténuait la division que son esprit connaissait. Quand il musait, passant des moments toujours plus grands et soutenus dans la lune, ses pensées ne faisaient plus qu’un tout indistinct et il en oubliait son état. À Eddable, au bord de la baie, il pouvait ainsi passer d’interminables heures à scruter l’horizon, laissant ses pensées s’enfoncer dans la mer. Quant à son autre soi, il pouvait en même temps, réfugié dans un château depuis des lustres abandonné, contempler le ciel et amener sa raison à suivre la ligne hachurée du relief de la chaîne des Caspérites. Jamais la marée ne rejoint la montagne, dit le dicton, et l’esprit divergent de Bernd pouvait sans risque appréhender l’infini, englobant ainsi de ses deux points de vue opposés l’ensemble des manifestations imaginaires de l’île.
C’est en ces termes que Théo avait entendu parler de l’homme dédoublé : Bernd et l’île des Pas perdus n’étaient qu’une seule et même entité. Ils partageaient la même structure particulaire, comme des vases communicants. Il l’avait donc cherché, espérant ainsi connaître le véritable destin de l’île. Mais sans succès…