L’abattement des épinettes

Centre de foresterie des Laurentides

Les épinettes dans mon bois sont une source d’inquiétude.

Elles tombent à chaque gros coup de vent. J’en ai vu deux s’écraser dans la forêt, l’hiver passé. De mes yeux vus. Les arbres des alentours ont tremblé, leur feuillage a été vivement secoué. En les voyant s’écraser, j’ai tout de suite pensé aux films d’horreur, où la première manifestation du monstre passe par des signes et des présages. Des feuillus sont secoués, des arbres sont déracinés. Les troncs s’écartent et…

Ce qui m’effraie n’a rien à voir avec une production hollywoodienne et tout avec le vieillissement.

La forêt des Laurentides est faite d’épinettes qui sont devenues trop grosses et hautes pour leurs propres racines. Le réseau de racines des épinettes n’est pas important. Il se déploie surtout en surface et ne se rend pas loin. Dès qu’un vent très fort souffle ou qu’une tempête se lève, elles résistent difficilement aux assauts et s’étendent de tout leur long dans le bois, arrachant tout sur leur passage. Ce sont des géants aux pieds d’argile. Plus les épinettes sont hautes et lourdes, plus elles sont vulnérables.

Il y a là comme une leçon. Et c’est bien ce qui m’inquiète. Les épinettes abattues sont-elles un présage? Serai-je à mon tour jeté à terre?

C’est métaphorique, je le sais. Mais il n’y a rien comme de filer une métaphore pour voir apparaître des ramifications insoupçonnées qui en rendent manifeste la portée réelle. Hans Blumenberg en aurait parlé en termes de métaphorologie, cette discipline qui « cherche à atteindre le soubassement de la pensée, le bouillon de culture des cristallisations systématiques » (Paradigmes pour une métaphorologie, Paris, J. Vrin, 2006, p. 12).

Le soubassement de ma pensée jaillit du fait que les épinettes de mon bois se jettent au sol à la moindre occasion. Je marche dans la forêt et je ne vois que dévastation, des arbres allongés, les uns sur les autres, des troncs d’arbre sens dessus dessous, des architectures inopinées, des cathédrales de bois mort. Quelques arbres restent en équilibre précaire, leurs branches emmêlées à des arbres encore sains et debout. Ils attendent qu’un vent nouveau ou une forte pluie les délogent et les forcent à terminer leur course. Il n’y a rien de paisible dans ce spectacle. Je suis en plein imaginaire de la fin. Je ne le dénonce pas, cette fois-ci, j’y participe par le biais de cette apocalypse intime que l’abattement des épinettes représente.

Et ça ne fait que commencer, je le vois bien. D’autres arbres morts sont encore sur pied.  Des épinettes tanguent à la moindre bourrasque. J’avance dans mon bois avec appréhension, attentif au craquement de branches.

John Hawkes rconte dans L’homme aux louves, parlant de Konrad Vost, son héros : « Ce n’est qu’au milieu du bouleversement de son petit univers qu’il en vint à apprendre que sans chronologie, sans événements inattendus qui se manifestent soudain par séries comme les maillons d’une chaîne, un être ne pouvait jamais découvrir la somme de ses propres secrets ni profiter vraiment des leçons de la dévastation. » (Paris, Christian Bourgois, 1979, p. 27)

Que me dit mon bois?

Je m’imagine sans peine le vent au point de départ d’un enchaînement d’événements inattendus. Un homme, seul, dans sa maison de campagne, entend un grondement dans les arbres à sa gauche. Il se lève, met sa veste de cuir, prend son bâton de marche – celui qu’il a fait il y a quelques années avec la branche de l’érable qui venait de se briser, frappé par la foudre – et il se rend à la limite de son terrain, là où le bois commence. Un sentier faiblement balisé guide sa marche, au début; mais bientôt, il n’a plus comme repère que les rares feuillus que les conifères ont laissé pousser. Des tâches de lumière zèbrent le sol. Un bruit sourd s’étend sur la forêt comme une nappe de brouillard. L’homme est inquiet. Ce bois, il le connaît pour l’avoir nettoyé. Il avait entrepris de monter une cabane pour sa fille. Mais elle est déjà partie étudier à l’étranger. Et il ne reste pus de ce projet que des billots pourris cloués ensemble dans une maigre clairière. Soudain, premier maillon de la chaine, il voit apparaître une forme rabougrie. Une figure qu’il ne croyait jamais revoir. Issue de son passé. La suite, il préfère ne pas y penser. Ses yeux se ferment. Les miens aussi.

Ce qu’on ne voit pas ne nous fait pas mal.

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