Le onzième homme. « Lunchtime atop Ground Zero » 1/7

B. Gervais, « Lunchtime atop Ground Zero », 2002.

B. Gervais, « Lunchtime atop Ground Zero », 2002.

Les faits sont les figures de l’histoire, tout comme les figures sont les faits de la fiction.
E. L. Doctorow

Nous étions, Marc et moi, à New York. C’était le 21 février 2002. La date n’est pas innocente. Nous avions décidé de nous rendre à Manhattan afin de voir par nous-mêmes le trou. Nous ne disions pas Ground Zero, mais le trou.
Nous logions à l’Edison, sur la 47e rue, tout près de Broadway et des marquises des salles de spectacles. Nous avions choisi de partager une chambre afin de réduire les coûts. Les rideaux en partie délavés sentaient le tabac refroidi et le robinet de l’évier de la salle de bains coulait.
Je m’en foutais. Je voulais voir le trou. Et c’est là que, pour la première fois de ma vie, j’ai ressenti la force des événements. Ou, pour être plus précis, l’impact de la vie secrète des événements.

J’avais passé à l’automne quelques mois en France, en Tarne et Garonne, dans une maison prêtée par un ami philosophe. Je rêvais de me retirer du monde pour écrire un grand roman sur l’Amérique des années 30. Mon séjour est vite devenu un supplice. Je me sentais déphasé. Ces quelques mois devaient me permettre de mettre sur ses rails ce projet prémédité de longue date, ils n’ont servi qu’à m’aliéner à ma propre réalité.

*

Je devais prendre l’avion pour Toulouse le 12 septembre. J’étais à la maison en train de faire mes valises quand Marc m’a rejoint au téléphone pour me dire d’ouvrir la télé. Un avion venait de percuter une des deux tours du World Trade Center.

Comme il m’expliquait ce qu’il voyait, je me suis rendu au salon ouvrir la télévision. Sur CNN, on montrait la tour en flamme. La lectrice de nouvelles avait peu d’informations à transmettre, elle maintenait le contact plus que tout, les images parlaient d’elles-mêmes.
J’ai remercié Marc et me suis assis sur une chaise droite. J’aurais pu m’installer dans le grand sofa de cuir rouge. Mais il était neuf heures du matin, et j’étais à l’attention.
J’ai vu le deuxième avion s’encastrer dans la seconde tour. À cet instant précis où il est entré dans le cadre et mon champ de vision, avant même qu’il ne percute le gratte-ciel, mon univers a éclaté. Nous n’étions plus dans le cours normal des choses, où des accidents peuvent toujours survenir, même s’ils paraissent invraisemblables, mais dans un temps de crise. Un temps de fin.

*

La vie est le brouillon du récit qu’elle permet de raconter. Cela ne veut pas dire pourtant que la vie elle-même vaille la peine d’être contée. Du moins, telle quelle. S’il est indéniable que l’écriture romanesque passe par une prise en compte de ses propres expériences, celles-ci ne sont que le matériau premier de l’écriture. L’œuvre est une composition, au sens presque désuet du terme.
On peut bien prendre toutes les photographies que nous voulons, ce qui compte, ce n’est pas le contenu du cliché, mais le récit que nous pouvons en faire et qui en illustre la singularité.
On assiste dernièrement à un renversement de cette relation : c’est l’authenticité du matériau qui prime sur le travail de composition. Cela semble témoigner d’une anxiété nouvelle face au monde : si l’écrivain réaliste croyait le représenter et tentait même de le faire afin d’agir sur lui, signe d’une maîtrise, de soi tout autant que de ce monde, l’écrivain contemporain semble maintenant ne plus pouvoir s’extraire du réel. Il y reste enchâssé et ne parvient plus à dépasser ses propres limites. Une nouvelle esthétique a vu le jour, narcissique, spectaculaire, toujours déjà médiatisée.
À quoi tient-elle?
Est-elle liée à l’accélération des communications qui réduit le temps d’élaboration du texte? Ou à une société du spectacle qui balaie tout sur son passage? Est-ce un épuisement de l’imagination? Une conséquence de la perte d’importance symbolique de la littérature? La réalisation ultime de notre incapacité d’agir sur le monde, du moins à travers une pratique littéraire?
Peut-être est-ce simplement la reconnaissance de la complexité du monde et des fils invisibles que les événements tissent entre eux.
Je cherche un moyen terme, comme une troisième rive, qui cumulerait matériau d’apparence authentique et véritable travail de composition.
Allène trouve que je suis idéaliste. Ou alors atypique. C’est pour ça qu’elle est ma première lectrice.

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  1. [...] This post was mentioned on Twitter by αяf . αяf said: Le onzième homme. “Lunchtime atop Ground Zero” 1/7 http://bit.ly/csvvYk [...]

  2. [...] La première est celle de la sculpture elle-même, en style panoramique. Les onze hommes sont présents. Certains détails sont modifiés, mais les principaux ont été conservés, jusqu’au flasque du onzième homme, dont la posture a été reproduite avec un certain succès. J’ai commencé par ce cliché, preuve que c’est d’abord et avant tout la sculpture qui a attiré mon attention. Déjà en soi, la présence de cette image des onze hommes sur leur poutre avait de quoi me jeter à terre. Mais c’était sans compter sur le hasard qui a voulu que je sois là quand l’artiste s’y était présenté. [...]

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