« Le sentiment de la catastrophe est sans doute la première figuration au plus profond de nous de la faille de l’imaginaire. »
Annie Lebrun
La fiction nous permet d’habiter toute sortes d’événements, des plus intimes aux plus officiels et historiques. Elle nous permet d’explorer les formes de l’agir humain. Paul Ricœur affirmait avec raison que la fiction est un laboratoire où nous explorons les possibilités de l’action humaine.
Mais est-ce que tous les événements peuvent être habités? Et avec la même facilité? Je pense aux attentats terroristes du 11 septembre 2001. Une des difficultés à habiter cet événement et à le représenter de l’intérieur en est le caractère compact. On peut difficilement s’insérer en pensée et en fiction dans cet événement, du fait de sa durée restreinte et de sa puissante charge émotive. On est avant, ou alors après. En amont, rien ne permettait de l’anticiper, et sa description initiale par de nombreux commentateurs comme phénomène inouï ou inimaginable en est l’indication la plus claire. En aval, l’effondrement a déjà eu lieu et on est dans l’après-coup. La présence de ruines vient nous le rappeler. Une autre difficulté en est l’échelle. Ce n’est pas une attaque à échelle humaine, on l’a dit et répété. Ce sont des édifices qui ont été frappés de plein fouet et dont le spectacle de l’effondrement a transformé nos vies. Si on veut examiner les destinées humaines qui ont été du même coup soufflées, il faut changer littéralement d’échelle. Une troisième difficulté en est le caractère spectaculaire et déjà hautement médiatisé. Comment s’approprier cet événement? Comment l’habiter sur un mode restreint, celui des drames humains?
Du 11 septembre 2001, je n’aurai été qu’un témoin-spectateur rivé, comme bien des gens, à mon écran de télévision. Je n’étais pas un acteur privilégié, je n’étais pas sur place, comme certaines de mes connaissances. Je ne pouvais pas en parler directement, les décombres n’avaient pas encore été déblayés, tout était confus. Pourtant, j’ai voulu très tôt rendre compte du sentiment apocalyptique que j’ai ressenti à la vue des tours qui s’effondraient.
J’avais un projet de roman déjà en chantier, projet qui est devenu à la suite de ces événements d’une incroyable urgence. Si j’avais pu hésiter à m’y investir durant l’été, incertain de sa pertinence, les attentats m’y ont ramené avec la plus grande force. Et si je ne pouvais habiter cet événement, je pouvais hanter un lieu équivalent, en bien des points similaire, du moins en termes fictionnels ou romanesques.
Le sentiment de catastrophe ravivé par le 11 septembre, je pouvais l’exprimer. J’ai étudié une année à Santa Cruz en Californie au milieu des années quatre-vingts. Et en 1989, j’étais à Montréal quand un tremblement de terre de 6,9 sur l’échelle de Richter a frappé Santa Cruz, la baie de Monterey, ainsi que la baie de San Francisco, causant d’importants dommages dans une région densément peuplée. J’ai assisté aux conséquences du séisme à la télévision, tétanisé par les images qui étaient retransmises. Je connaissais tous ces lieux, je les avais fréquentés, j’avais habité sur une des rues très durement touchées. Ce monde dévasté avait été le mien, et le sentiment de catastrophe était incommensurable. En fait, il n’a connu une semblable amplitude qu’au moment de la transmission des attentats du 11 septembre 2001. Ce dernier événement est ainsi venu alimenter mon projet de roman qui portait sur Santa Cruz et qui devait déjà se terminer au moment du tremblement de terre. Le 11 septembre 2001 lui a redonné son urgence, en ranimant le sentiment apocalyptique qui en était à la source.
Les failles de l’Amérique est mon roman du 11 septembre. Écrit, construit et déployé à la lumière des attentats, et en écho à leur très grande force symbolique.
Les deux événements, le tremblement de terre et l’attentat terroriste, ont un point en commun sur le plan romanesque : ils résistent à être aisément habités en fiction. Comment intégrer à une intrigue un événement qui est totalement imprévisible (sauf peut-être pour de très rares informés), qui ne dure que quelques instants (des secondes, voire quelques heures à peine), et dont l’expérience a été partagée par d’innombrables personnes? Comment se l’approprier? Comment le narrativiser? Puisqu’on ne peut être que dans l’avant ou l’après, comment en assurer la présence tout au long d’un récit? Par quel moyen éviter l’artificialité de son inclusion, qui peut sembler trop facilement à l’intervention intempestive d’un deus ex machina? L’événement est une rupture brutale et inattendue. Si l’attentat terroriste peut toujours être habité de l’intérieur, en adoptant, même si le choix peut paraître suspect, la perspective des terroristes, un tremblement de terre se produit rapidement et ne peut qu’être subi.
Pour déjouer ce problème, j’ai choisi dans Les Failles de rendre omniprésent le séisme. Chacun de mes huit chapitres, tous narrés à la première personne (on lit le journal du héros, qui écrit sa vie compulsivement à l’ordinateur), s’ouvre sur une section dite objective (et par conséquent narrée à la troisième personne), qui relate les diverses conceptions et théories sur les tremblements de terre élaborées à travers les âges, depuis la Grèce antique.
Le premier chapitre s’ouvre ainsi sur une description du tremblement de terre de Santa Cruz. Cette partie montre ce qu’il reste de la maison de Thomas Cusson au moment de son retour. Il était parti de Santa Cruz, la veille, et n’a rien ressenti du tremblement de terre, ou à peine. Il a appris la nouvelle à la radio et est revenu de toute urgence chez lui, pour ne trouver que des ruines. Il a tout de même la perspicacité de fouiller dans les décombres, où il retrouve son ordinateur. Il se rend à un resto où il peut le mettre en marche et, dès l’instant où le traitement de texte s’ouvre, on commence à lire le journal qu’il a rédigé. La première entrée nous ramène 13 mois plus tôt au moment de son arrivée à Santa Cruz où il commence un doctorat en histoire de la conscience.
Dès les premières pages du roman, les points d’arrivée et de départ du récit sont donnés au lecteur. Le tremblement de terre vient circonscrire les limites du texte. Quand il se produira à la fin du roman, il n’apparaîtra pas comme le caprice ultime d’un deus ex machina, mais la conséquence inscrite dès le début d’un long processus narratif.
Comme je voulais que le tremblement de terre soit toujours présent à l’esprit du lecteur, je ne me suis donc pas contenté de l’inscrire comme borne du roman, j’ai imposé sa réalité par une structure en progression « sismique » (cf. Les nombres des Failles), mais aussi en la ramenant au début de chacun des chapitres. Le chapitre deux s’ouvre sur une description des séismes héritée de l’Antiquité, quand ils étaient conçus comme l’expression de la colère des dieux. Le trois débute avec le tremblement de terre de Lisbonne en 1755; le quatre débouche sur le séisme de San Francisco de 1906. À partir du cinq, c’est le tremblement de terre de Santa Cruz qui est décrit, en fonction d’une perspective de plus en plus resserrée, et cela jusqu’à examiner dans le détail les conséquences du séisme sur la maison de Thomas.
*
Le séisme de terre de Santa Cruz a été pour moi un substitut adéquat aux attentats terroristes du 11 septembre 2001. Je ne crois pas en avoir fini avec ces événements et la violence qu’ils impliquent, mais j’ai été en mesure dans Les Failles de reproduire le sentiment de catastrophe qui m’a habité au moment de l’impact du deuxième avion sur la tour du World Trade Center. J’ai mis en scène une violence que nul ne pouvait prévoir, reprenant à ma façon, et en fonction d’un jeu d’équivalences personnel, un événement qui continue à marquer nos vies.