Un défaut de fabrication 4 : éloge de la confusion

P. Alechinsky, Statue de la liberté

P. Alechinsky, Statue de la liberté

Devenu droitier, je suis resté malgré tout gaucher.

Dès mon plus jeune âge, mon écriture s’est imposée pour son inélégance, pour ne pas dire qu’elle était carrément illisible. Je faisais des pattes de mouches que je ne parvenais pas moi-même à relire par après… J’avais l’écriture d’un médecin, même si je n’étais qu’un malade sans avenir. Et en mathématiques, je ne faisais jamais mes chiffres de la même façon, ce qui rendait l’évaluation de mes résultats hautement périlleux. Les deux et les cinq se ressemblaient à s’y méprendre, les sept et les un, les trois et les neuf. J’ai eu un emploi d’été comme commis comptable, affecté aux écritures des ventes et des revenus, et la comptable n’a eu d’autre choix que de me limoger après mon troisième mois, parce que jamais mes chiffres ne balançaient. Je me forçais pour tout écrire de la façon la plus lisible possible, mais il n’y avait rien à faire, les chiffres se ressemblaient, et je ne parvenais pas moi-même à les interpréter correctement.
Un pédagogue, qui avait évalué l’ensemble des élèves de l’école primaire, a déclaré à mes parents qu’avec mon handicap, je ne ferais jamais d’études supérieures. Les délais que prenait mon cerveau à transférer l’information d’un lobe à l’autre viendraient bientôt retarder mon développement et nuiraient grandement à mes chances d’aller au collège. D’après lui, il fallait s’attendre à ce que je sois cantonné dans des emplois subalternes, ne requérant aucune activité cognitive exigeante.

Il est vrai que j’intervertissais tout sans arrêt. La gauche et la droite, l’est et l’ouest, bien sûr, mais aussi les chiffres. Non seulement ma graphie les rendait indiscernables, mais encore les chiffres s’inversaient dans ma tête. Le 37 devenait rapidement un 73. Le 25, un 52. Si on me donnait une combinaison de chiffres, elle se recomposait à tout propos, de sorte que je multipliais les erreurs. Les cadenas à combinaison étaient ma bête noire. Non seulement en raison des enchaînements de nombres, mais des déplacements de la roulette. Fallait-il commencer dans le sens des aiguilles d’une montre ou le contraire? Le passage aux montres numériques m’a aussi compliqué la vie. Retenir l’heure quand il s’agit de garder en mémoire l’emplacement de la grande et de la petite aiguilles était la simplicité même, mais 17 heures 12? Les chances étaient bonnes que je retienne 12 heures 17. Si les minutes étaient supérieures au nombre total d’heures d’une journée, tout allait bien, l’incongruité d’une 32 heures 14 me ramenait dans le droit chemin. Mais 11 heures 13? 19 heures 20? Je m’égarais dans les mouvements infinis des instants de la journée.
Je faisais la même chose avec les mots. Sac et cas, pot et top, plaque et clap, arme, rame, mare et amer, cure, crue, écru et reçu. Les lettres valsaient dans mon esprit, et les mots se regardaient dans un miroir virtuel, qui leur renvoyait une image amusante de leur figure. Il n’était pas rare qu’ils choisissent cette forme inversée et courent se cacher dans quelque coin reculé de mon cerveau, afin de me surprendre le moment venu.
J’étais aussi nul en géographie. S’il fallait associer des capitales et des pays, rapidement tout se détachait et les noms de ville se mettaient à flotter dans le no man’s land des associations incongrues. La Saskatchewan et l’Alberta ne restaient pas en place. Les états américains partaient dans toutes les directions, si on oublie l’Alaska isolée dans son coin du continent, tout en haut à gauche.
Le plus étonnant dans tout ça est la capacité du cerveau à s’adapter. Mes handicaps sont devenus peu à peu des atouts. Je suis allé à l’université, je ne me suis pas limité à des emplois manuels, si on oublie l’écriture qui requiert l’usage de la main.
J’ai appris bien avant les autres à jouer avec les mots, à les décomposer et recomposer. Ils ne m’ont jamais effrayé, au contraire, j’adorais les transformer et les forcer à s’associer selon des principes inattendus. J’aimais inventer des contrées imaginaires, dotées de capitales aux noms étrangement familiers et de provinces inspirées de calembours sauvages. Si les séquences de chiffres me résistaient, les équations complexes, le calcul différentiel et les logiques polyvalentes ne m’ont causé par la suite que très peu de soucis. Je savais jouer mentalement avec des variables et des concepts, les réorganiser, suivre leurs trajets secrets, les déployer et assister aux transformations de leurs plus infimes parties. Ce que j’avais perdu, enfant, en précision ou stabilité, je l’ai regagné, étudiant, en invention. Et cette capacité à accepter les transformations incessantes de tout ce qui entre mon cerveau s’est révélée un atout essentiel dans mon travail d’écriture. Les idées qu’on me confie ne restent pas des masses inertes dans mon esprit; elles s’agencent et se transforment au gré des associations, évoluant tels des insectes jusqu’à atteindre le stade de l’imago. Je suis devenu imaginatif. Ce n’est pas un don, mais la conséquence directe de mon devenir droitier et ma façon de compenser la confusion qui en a découlé.

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Un commentaire

  1. Karoline Georges
    Le 19 décembre 2010 à 2 h 30 min | Permalien

    et l’oral? je crains toujours une échappée de mon indomptable verlan de gauchère…

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