Un défaut de fabrication 8 : francisques

francisque

Une amie m’a raconté qu’un des grands neurochirurgiens québécois avec lequel elle avait étudié aimait bien faire rougir son public quand il donnait des conférences dans des amphithéâtres. Sa renommée lui attirait une clientèle de gens aisés et âgés, des dames et des messieurs en tenue de soirée qui venaient l’écouter ressasser ses souvenirs d’enfance et narrer ses principaux faits d’armes. Il était une célébrité et on écoutait ses paroles avec révérence. Très tôt dans la soirée, il expliquait un truc très simple pour savoir si on est gaucher ou droitier. Avec quelle main, demandait-il, vous masturbez-vous? Les femmes rougissaient et les hommes baissaient la tête. Il n’y avait pas de façon plus simple de le déterminer. Et si vous prenez l’autre main, vous verrez, continuait-il, ce sera comme si quelqu’un d’autre le faisait.

C’est bon à savoir quand on s’ennuie…

Je comprends très bien ce que son exemple engageait. Toute ma vie, je me suis senti comme si quelqu’un d’autre me faisait des choses. Et chez moi, l’oscillation est constante. Quelqu’un d’autre est toujours présent. Ce n’est pas un mouvement d’humeur qui me fait subitement changer de main, pour renouveler le contact et faire neuf, cette présence est constante.

Je dialogue avec moi-même, non pas au sens vertueux d’une dialectique nécessaire au plein épanouissement de la pensée, mais au sens intime d’une co-présence permanente, deux individualités réunies dans un même espace, essentiellement mental, et qui rivalisent pour s’imposer.

Je ne me parle pas à voix haute, je ne souffre pas de dédoublement de personnalité (la fiction fait très bien l’affaire et c’est une pratique culturelle reconnue), ce sont deux egos, le gaucher contrarié et le devenir droitier, qui sont engagés dans un échange permanent. Ça discute à bâtons rompus. Ça fait deux choses en même temps. Ça joue aux cartes (sans faire de solitaires). Ça regarde et ça examine. Et parfois, ça ne sait même plus ce que ça préfère!

Ce jeu entre deux versions de soi, ce duel entre un être séparé en deux parts identiques mais néanmoins distinctes, j’ai fini par le désigner comme le principe de francisque.

La francisque est une hache médiévale à deux lames. Celles-ci sont dos à dos, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent jamais se rejoindre même si elles prennent leur origine dans un même manche, une même racine. Ces deux lames sont équivalentes, ce n’est pas comme un marteau avec sa tête et sa panne; elles sont identiques en tous points sauf pour leur direction.

J’ai fait de ce principe d’opposition et de compétition un des éléments de mon écriture. Mes personnages dialoguent avec eux-mêmes par l’entremise de doubles ou de figures, imaginaires comme il se doit, dans des francisques plus ou moins déclarées. L’autre sert à mes personnages de paravent à un monologue segmenté en parties distinctes. Chaque fois, c’est Gaucher Contrarié qui dialogue avec Devenir Droitier.

Mitchell, dans Oslo, se met à espionner Simon, qui ne sait rien de la relation qui s’est nouée; il dialogue donc avec un être imaginaire, qui est en tous points son contraire. Car si Mitchell est gauche et empêtré dans son corps, Simon est un artiste aux gestes instinctifs. Gazole, dans le roman éponyme, entre en contact avec le spectre de son ami mort, avec qui elle entretient une relation à la limite de l’érotisme. Leurs dialogues sont muets, mais nombreux, menaçants et surtout imaginaires. Dans l’île des Pas perdus, Caroline rencontre Tamaracouta qui est sa contrepartie imaginaire, puisqu’elle sait tout de sa vie, apparue au moment où Caroline provoquait l’accident qui a emporté sa mère. Dans Le maître du château rouge, la suite de ce roman, c’est Théo Adde qui sert cette fois de contrepartie identitaire, puisqu’il est le fils de l’architecte, qui est lui-même le représentant imaginaire du père de Caroline sur l’île.

Le principe de francisque trouve, dans Les Failles de L’Amérique, sa  formulation la plus complète, voire explicite. Il faut dire que la francisque y sert de principe narratif. Thomas, le personnage principal, se dédouble peu à peu et il entreprend un très long dialogue avec son autre moi, Gabriel, une sorte de membre fantôme ou, plutôt, une conscience fantôme qui répond à l’absence de conscience et de mémoire de Thomas. Celui-ci est un être oublieux et fantasque, qui a laissé son passé disparaître dans la brume des actions terminées et délaissées. Il n’est rien d’autre qu’une conscience, sans aucune densité ni profondeur mémorielle. Son double, Gabriel, est un être de mémoire, un être uniquement fait de mémoire, car il apparaît à la faveur de la rédaction, par Thomas, de son journal. Ce dernier a décidé de tout noter au fur et à mesure, de prendre acte du présent comme il se développe, se libérant ainsi des événements et de la nécessité de les conserver pour se les rappeler. Il déverse tout dans son ordinateur, comme un fleuve se jette dans la mer. Il en résulte « Gabriel », qui n’est qu’une mémoire, sans véritable présent, un être cybernétique doté, comme le Funès de J. L. Borges, d’une mémoire parfaite, celle des circuits électroniques. Une lutte sans merci s’engage alors entre ces deux êtres en guerre bien qu’indissociables. Ce sont les deux lames de la francisque: la conséquence de deux hémisphères en compétition, même s’ils ne peuvent exister l’un sans l’autre, de deux moitiés d’une somme, liées par un signe qui ne les laisse pas intactes.

Dans Les failles, Gabriel se défend de Thomas, qui veut effacer sa présence de l’ordinateur, en générant un logiciel : le scramasaxe. Le terme renvoie à un long couteau médiéval à un seul tranchant, proche voisin de la francisque.  C’est essentiellement un virus qui traduit tous les mots de Thomas en un seul et unique terme : scramasaxe. Un mot répété sur des kilobytes de document informatique : scramasaxe scramasaxe scramasaxe scramasaxe scramasaxe scramasaxe scramasaxe scramasaxe scramasaxe scramasaxe scramasaxe scramasaxe scramasaxe.

Il ne reste plus des écrits de Thomas qu’un texte encrypté et indéchiffrable. Les scramasaxes sont l’expression même du principe de francisque. Une guerre sourde entre deux clans unis dans leur désir d’inféoder l’autre.

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