Train, wagon, banquette

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(Texte rédigé dans le cadre de l’Atelier nomade « En train – projections itinérantes » de La Traversée, l’atelier québécois de géopoétique. L’activité a eu lieu entre le 21 et le 23 janvier 2011.)

Je dois faire un effort pour me souvenir de mes voyages.
Le train est un espace bruyant, le cliquetis des roues d’acier sur les rails, les sifflets, les discussions des voisins, les annonces, le grincement de la tôle lors des ralentissements, des décibels de bruits de fond qu’on tente de contrer avec son lecteur de mp3. Il faut rester concentré si l’on veut pouvoir y réfléchir, pouvoir y écrire, pouvoir y rêvasser, sans s’abrutir.
Le train est un espace mécanique. C’est du métal sur du métal. Ce qui ne favorise pas le rappel, mais bien plutôt l’abrutissement, le désengagement, l’identité égarée dans le flux des bruits et des mouvements. Corps instables, membres dépareillés, uniformes vieillis.

Train, wagon, banquette,
Train, wagon, banquette.


Je cherche à me souvenir.
Le wagon est un espace de transition, instable et mécanique, qui n’incite pas à l’introspection, mais à l’errance, à une forme d’égarement. Il ne peut en être autrement. Le train passe et ne laisse du paysage qu’il traverse qu’une vision fragmentaire, et éphémère. Un défilement incessant d’images sans réelles aspérités.
Que voit-on d’un train et de ses fenêtres salies par les trajets d’hiver? Rien ou si peu, du bois, des maisons de bord de chemin de fer, sans grand cachet ni richesse, des cours arrières désordonnées, des routes de campagne, des champs, des champs et des champs. On ne voit presque rien d’un train, rien de la vie des gens, rien des écosystèmes traversés, rien de ce qui est important. Nous n’avons droit qu’à des bribes.


Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette. (accelerando)
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette. (affrettando)
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.

P1010528Ça me revient. Je me souviens d’un trajet entre Paris et Londres, très excité à l’idée de traverser à plus de trois cents kilomètres à l’heure la manche sous la mer, et de ma déception quand le train s’est enfin enfoncé dans le tunnel et que les fenêtres se sont voilées, se métamorphosant en miroir. On ne distinguait rien, rien des parois obscurcies du tunnel, rien de la vitesse du train réfléchie sur les murs. On ne voyait que nous-mêmes, regardant inutilement cette surface réfléchissante. On ne pouvait examiner que notre propre déception de ne rien apercevoir. Le train était confortable, les banquettes toutes neuves, le wagon tout aussi moderne et technique qu’une cabine d’avion, mais ce n’est pas ce que je voulais voir, non, c’est le spectacle de la vitesse qui  m’intéressait, le spectacle du tunnel, des arcs de cercle supportant la voûte, le spectacle de la technologie. Je n’avais droit qu’au spectacle de mon regard déçu.

Train, wagon, banquette. (calando)
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.

J’observe, mais rien ne se révèle à moi. Ce n’est pas un paysage que j’aperçois, mais le froid, le froid comme mode de vie, le froid comme environnement, et son compagnon de toujours, la neige, et la glace, et le frimas sur la vitre.

Je suis à l’écoute, le train avance, le paysage est un camaïeu de gris. Le gris blanc de la neige, le gris terne de l’écorce des arbres, le gris laiteux des nuages,  le gris métallique des rivières longées puis traversées, un gris plus menaçant, instable, profond qui appelle des images de noyade et de suffocation. Il y a le gris aussi des pylônes électriques, qui se profilent à l’horizon, structures translucides, étrangement fragiles, comme si on pouvait électrifier un pays à l’aide d’un jeu de mécano. Il y a le gris des rares maisons que nous croisons, un gris de circonstance, élaboré à partir d’un mélange de neige et de revêtements bas de gamme. Déclin d’Aluminium. PVC blanc. Bardeaux en composite.

P1010530_2Et le gris des voitures, le gris des bouleaux, le gris des chandails et des vestes, le gris  des rails, le gris anthracite des poteaux et des clôtures, le gris de mon imagination qui fait du surplace pendant que le train avance, ralentit, accélère, s’immobilise, se remet lentement en marche, tangue, vibre, grince, masse alourdie qui traverse les champs indifférente aux variations de température, aux oscillations des volontés et des désirs.
Il fait froid, c’est un gris froid et sans aspérité. Un gris rêche comme une pierre non polie contre laquelle un genou vient buter, juste avant le cri. Car la douleur transforme le gris en rouge tirant sur le violet.

La Tuque, Rapide blanc, Windigo, Weymontachie, je regarde sur le dépliant cette enfilade de noms aux contours étonnants, et je rêve à d’anciens voyages. Strachan, Monet, Dix et Forsythe. Des noms de colonisation.

Pourquoi les granges aux abords des chemins de fer ont-elles toujours l’air abandonnées?
Les planches de leurs murs sont inégales et parfois même tordues par les intempéries, les angles paraissent brouillés, et la pente des toits est menaçante. Que met-on dans ces bâtiments? Des tracteurs abandonnés? Des outils vieillots et sans âmes? Des bottes de foin, des chars rouillés, des faux, des lanières de cuir, des selles, des chevaux aux dents jaunies, des fantasmes hérités de l’enfance, chairs rougies par le frottement, masses sans identité ni forme réelle, des cheveux emmêlés, ornés d’une poussière fine et cristalline dans la lumière, une langue qui goûte la réglisse rouge, non,  ce n’est pas tout à fait vrai, une langue qui goute l’interdit et l’inconnu, une langue qui goûte ce que doit gouter l’amour quand il se fait en cachette et dans l’urgence, une langue qui n’a plus rien de réel.

Je regarde par la fenêtre les sapins enneigés, et les champs nappés de blanc qu’une route improvisée traverse nerveusement, et je tente de me souvenir. La matière grise de mon cerveau s’envenime.

IMG_0206A Skagway en Alaska, j’ai pris le train que les prospecteurs utilisaient pour monter leur matériel jusqu’aux mines, lors du Klondike. Le voyage n’a duré que quelques heures, c’est vrai, une expérience pour touristes, c’est vrai, le wagon de la White Pass & Yukon Route Railroad était aménagé pour des voyageurs de bateau de croisière, c’est vrai, mais le rail est monté de façon constante à flanc de montagne et sur des ponts enjambant des gorges menaçantes de profondeur, et cela jusqu’à rejoindre les nuages au col de Chilkoot à plus de mille mètres d’altitude. Le wagon était complètement enveloppé par une masse verdâtre et vaporeuse d’eau en suspension, une masse qui transformait les arbres en spectres, le moindre cours d’eau, en mystère impénétrable et les pensées, en un long dédale d’impressions angoissées. Le train s’est arrêté dans un grincement lugubre et nous sommes sortis pour descendre à la rivière en partie gelée que le chemin de fer longeait. Une rivière de glace et de roches, dans laquelle nous avons mis les mains.

Train, wagon, banquette. (piano)
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette

Le train se laisse attendre, maintenant qu’il chemine en direction de l’ouest. Par la fenêtre, on ne voit plus que des lacs gelés et des forets à flancs de collines, des sapins aux branches alourdies par la neige. Les caméras ont été rangées, les discussions ont perdu de leur intensité, les stylos glissent sur les feuilles des carnets.

Des arbres morts aux abords des rails.
Des troncs abattus, des éclats de pierre à flanc de falaise.
Un lac gelé est une surface de jeu. Un chemin. Une piste dont le chant est simple à suivre, malgré son caractère inattendu. Le froid transforme une masse en une surface, c’est le mystère de l’eau.  Un mystère usuel, car il se reproduit chaque hiver. Les éléments se transforment, les liquides deviennent des corps, les pensées se transforment en texte.
Je n’écris plus, je grelotte.
Je ne pense plus, tout se coalesce.
C’est le givre.
Le givre des glaces chimères.
Une courroie noire sur une épaule en partie dénudée. Des mains effilées.
Une nuque longiligne.
Le corps est une paroi qu’on apprend à gravir. Le chemin est un rail qu’on consent à emprunter. Où mes pensées me mènent-elles?

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L’image se précise enfin. Un train entre Mexico City et Laredo. Un train populaire, qui fait tous les villages du cœur du pays.  Les paysans y entrent avec leur famille et leurs animaux, des sacs remplis de victuailles, d’objets de dévotion, de mémentos et de vêtements. C’est une transhumance de misère, un périple fait de regrets et d’angoisse.
Je n’avais plus un sou et devais rentrer au pays. J’étais le seul blanc à bord, le gringo de service, au regard du lièvre à l’approche du coyote. Je me tenais dans mon coin, ne parlais à personne, surtout que l’accent de ce coin du pays ne m’était pas familier et que ma maitrise de l’espagnol était de toute façon rudimentaire. J’aurais voulu écrire mais je n’avais plus de note à prendre, j’avais épuisé ma capacité d’émerveillement, et mon épuisement n’avait d’égal que le retard du train. Au rythme où nous allions, il était possible que nous n’arrivions jamais.
Je me morfondais. Les heures s’égrenaient, laissant derrière elles des relents de nuit blanche et de bière tiède.
J’aurais voulu être ailleurs, même sur une piste bordée de cactus et sillonnée par des pick up vieillissants. Tout sauf cette captivité imposée par les rails.
Raillez rails, raillez, je ne resterai pas en place indéfiniment, tandis que vous, vous n’irez jamais ailleurs que là où on vous a posés.
Un passager m’a offert de fumer de l’herbe pour quelques pesos. Je craignais le traquenard, mais la possibilité de perdre un peu de cette angoisse qui me raidissait la nuque n’était pas à dédaigner. Et je n’avais plus rien à perdre, je ne possédais que les vêtements que je portais et un sac a dos en grande partie vidé de son contenu.
L’herbe goûtait le mais brûlé et le tabac déchiqueté, mais il emplit en peu de temps mon esprit d’une nappe métallique de pensées déjantées.

P1010577La Tuque, Rapide Blanc, Windigo, Weymontachie, je boirais volontiers un scotch, Strachan, Monet, Six et Forsythe, ce coin de pays m’est totalement inconnu, mais j’ai beau regarder le paysage défiler, je ne me sens pas dépaysé. C’est toujours la même chose, les mêmes bois, la même configuration géographique. Je tente d’écrire, mais une pensée me trouble. Je ne verrai rien si je continue à pianoter sur mon clavier, mais en même temps, je n’écrirai rien si je me mets à tout observer. C’est le dilemme du voyageur: témoigner ou vivre. Vivre pour témoigner. Puis s’empêcher de vivre parce qu’on entend témoigner.

La nuit a fini par tomber. Le train s’est rempli à craquer, les chèvres bêlaient, les poules caquetaient, les enfants criaient comme des damnés. Un jeune Mexicain a sorti sa guitare. J’avais mon harmonica. Après quelques airs, je l’ai sortie et me suis mis à jouer, il s’est approché, ses amis nous ont entourés, une caisse a été transformée en tambour autour duquel certains se sont réunis, les mains en pagaille. Puis les femmes ont commencé à parler de plus en plus fort. On ne s’entendait plus respirer.
De l’herbe a circulé, encore de l’herbe, puis du mescal, des tortillas et du poulet carbonisé, des gâteaux sucrés.
Parfois, je regardais par la fenêtre. Je ne voyais rien, la vitre me renvoyait mon retard angoissé. Je craignais de passer tout droit. Où étais-je? Où étais-je exactement? Cela ne cessait de changer, même si je restais ankylosé sur ma banquette affaissée. Mais les rythmes soutenus sur la peau durcie de la caisse, les notes pincées sur la vieille guitare et les airs improvisés à l’harmonica me rassuraient.
Allais-je passer tout droit? Je me suis senti rassuré quand j’ai compris que les autres voyageurs allaient au même endroit. Nous allions tous au bout du monde, au bout du pays, à la frontière avec les États-Unis. Laredo. Nueva Laredo. Le pont entre les deux villes serait notre frontière commune.

Au milieu de la nuit, le train s’est arrêté dans une petite gare aux murs de terre. Un homme est entré, alourdi par une immense valise de cuir noir et un tabouret.  Sitôt le train reparti, il a ouvert sa valise et déposé sur son tabouret des bouteilles d’un liquide rouge aux reflets ambrés. Les femmes se sont tues, les jeunes ont cessé de jouer, même les vieillards ont commencé à prêter l’oreille.
L’homme était un chamane, un vendeur d’élixir, un sorcier instruit des secrets de la terre et des déserts. Il connaissait les coyotes par leur nom, disait-il, et il fréquentait les loups quand ils descendaient de la montagne pour se nourrir de poules et de lapins. Il parlait aux morts, savait lire les lignes du ciel, et boire la sève des arbres sacrés. Il savait quel cactus couper pour en extraire la sève, trancher les figues de barbarie pour en manger la chair et choisir les racines pour leurs propriétés médicinales.
Son élixir fait à base de peyotl et de poivre pouvait guérir tous les maux que les hommes attrapaient dans les champs et les chambres humides des villages frontaliers, tous les maux que les femmes subissaient quand leur homme revenait soul de la fiesta ou quand elles se brulaient les mains sur les braises, tous les maux dont les jeunes souffraient au moment des pointes de croissance. Ou de désir.
Je me disais qu’en aucun temps les passagers de mon train, les habitants de mon wagon ne croiraient un mot de ce vendeur itinérant, que personne ne serait assez naïf pour donner un quelconque crédit à ces sornettes, inventées sur place et au gré des regards des femmes intimidées.

Les coyotes hurlaient au loin. Le vendeur parlait sans discontinuer, attentif aux hésitations des voyageurs. Sa voix était par moments enterrée par les grincements stridents du train. Il aurait fallu que les loups descendent de la montagne pour le faire taire, mais ils ne venaient plus depuis longtemps. Nous étions seuls au monde et les âmes des décédés avaient cessé de visiter les éplorés pour adoucir leur peine ou les conseiller dans leurs décisions.
Tous écoutaient attentivement le chamane tandis qu’il multipliait les qualités miraculeuses de son élixir. Mais personne ne se levait. Personne ne faisait le moindre geste en direction de l’étal de bouteilles effilées. Puis, soudainement, un homme, sorti de nulle part, un homme au dos courbé, j’aurais juré qu’il n’était pas avec nous ces dernières heures, qu’il était entré avec le sorcier au tabouret lors du dernier arrêt, ce paysan à la chemise déchirée et au pantalon de toile délavée s’est dirigé vers le vendeur. Il a saisi une bouteille, l’a ouverte avec son couteau et s’est empressé d’en boire le contenu. Pour mon arthrite, a-t-il baragouiné, mon arthrite. Il a payé sa bouteille et en a acheté deux autres qu’il a cachées dans ses poches de pantalon avant de repartir vers la queue du train.
Comme une marée, les autres voyageurs se sont rués sur le vendeur et ses bouteilles d’élixir. Il avait fallu d’un seul acheteur pour dégeler les voyageurs et les convaincre des pouvoirs miraculeux de cette insipide potion rougeâtre. En moins de cinq minutes, la valise était vidée, et le chamane paya une tournée de tequila à ses nouveaux clients.
J’aurais voulu crier, leur dire que leur naïveté finirait par les perdre, mais je n’avais pas le vocabulaire pour les sermonner, ni l’énergie pour me battre. Mon voisin m’a donné une gorgée d’élixir espérant ainsi me calmer, le sirop goutait la cerise et l’aspirine broyée.

Il n’y a pas de voyage sans égarement, dit un écrivain. Il n’y a pas de voyage sans perte. L’important est de savoir s’y retrouver.

La Tuque, Windigo, un bleu laiteux a remplacé le gris du jour, Strachan, Monet et Forsythe, un bleu qui lentement cède au marron rougeoyant du crépuscule.  Nous arriverons bientôt. Oui, nous arriverons bientôt, si tant est qu’une destination soit de mise, car il se peut que ce soit le trajet qui importe, uniquement le trajet, les kilomètres parcourus, les discussions à bâtons rompus, les attentes, les paysages, les regards, les jeux, les paroles sans conséquences, le rêve. Quelqu’un à mes côtés a sorti un harmonica.

Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.

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