J’habite le même quartier depuis quinze ans. Je m’y suis promené de longues années avec chien et enfant. J’ai sillonné ses rues à vélo et en auto. J’ai mes tracés. La route que je prends pour me rendre au métro. La ruelle que j’emprunte pour rejoindre le dépanneur. Le chemin qui mène au Vidéo 2000. Au Provigo. Au restaurant portugais. Au Pharmaprix. Le bureau de poste est au bout de ma rue, je n’ai qu’à la remonter jusqu’à Crémazie pour le rejoindre.
Au début, j’étais fasciné par un assortiment de vieux commerces. Ils parlaient d’un autre temps, un coiffeur pour homme avec sa devanture d’animaux empaillés, un vieux cordonnier avec ses étagères remplies de souliers oubliés là par leur propriétaire, un luthier, un dépanneur tenu par des algériens, une taverne « bienvenue aux dames », un snack bar.
Je ne pensais pas en parler. C’était, après tout, mon environnement usuel. Et, sauf exception, on ne cherche pas à décrire son territoire, on se contente de l’habiter. De le parcourir sans trop y penser. On a ses points de repère et ses habitudes. Une géographie imaginaire s’est peu à peu structurée et elle nous sert d’interface. Nous parcourons ce monde que nous habitons à partir des marques que nous y avons laissées et qui en balisent les contours.
Maintenant que je m’y promène avec l’intention d’en témoigner, dans le cadre d’une flânerie de La Traversée, l’atelier de géopoétique québécois, je me rends compte que j’ai été négligent. J’aurais dû prendre des photos bien avant, car ces commerces qui faisaient mes délices, par leur charme suranné, ont maintenant presque tous fermé boutique. Les algériens qui tenaient un dépanneur familial aux produits défraichis ont fait faillite; le magasin de carte de souhait, tenu par des vieilles femmes déplaisantes, est devenu une épicerie de produits asiatiques. Le bijoutier à la vitrine en contreplaqué s’est converti en boutique de location de vidéos, une de ces aberrations qui fonctionnent avec des robots. Ceux-ci ont été éliminés, en raison sûrement de la compétition que leur fait Internet (pourquoi payer un robot quand on peut télécharger gratuitement les mêmes films américains?), et l’espace est maintenant occupé par une cordonnière asiatique qui fait aussi du nettoyage à sec. Juste retour de choses.
Les vieux commerces n’ont pas juste fermé, ils ont disparu, plus aucune trace de leur présence ne subsiste. Qu’y avait-il encore au coin de Guizot et de Gaspé? Où était la boutique de réparation d’ordinateurs? Il n’est plus possible de le savoir. Les raisons sociales disparues, les enseignes remisées, les lieux sont redevenus anonymes, et seule la mémoire permet d’en ressusciter la présence.
Quand une maison change de propriétaire, ou un logement, de locataire, tout se fait dans la discrétion, règle générale. La façade reste intacte, tout se passe à l’intérieur. Rien ne vient perturber l’effet de continuité ressenti de la rue. La vie suit son cours et on ne prête plus guère attention aux camions de déménagement qui s’arrêtent, le premier de chaque mois, ramasser leur butin. Mais quand une boutique ferme, c’est l’intégrité même du coin de rue qui est atteinte. Il s’est passé quelque chose. Une faillite, une mort, une dispute, une dépression, un déménagement. La fermeture témoigne d’une crise.
Elle parle aussi, quand il ne reste plus que les signes de l’événement, du passage du temps. Et ces signes eux-mêmes finissent par disparaître, quand une nouvelle raison sociale se substitue à l’ancienne ou quand l’édifice est rasé pour laisser la place à de nouvelles constructions. Je pense au garage au coin de Guizot et St-Denis, littéralement effacé par un bloc appartement, qui vieillira mal, on le voit tout de suite.
J’ai décidé de flâner dans le quartier. Or, flâner, c’est non seulement témoigner de ce qui s’offre au regard, et qui peut attirer l’attention de son propre chef, mais chercher aussi à retrouver, sous les nouvelles devantures, les souvenirs des anciens commerces, cette vie qui n’est plus, rabattue dans un passé qui laisse de moins en moins transparaître ce qu’il a commencé à digérer. Et le processus est irrémédiable. C’est la violence du temps.Cette violence est sourde et insidieuse. Elle commence par patiner les surfaces avant de les élimer, puis de les éliminer totalement. Et la violence est d’autant plus forte que ses conséquences passent inaperçues. Un terrain vague ne témoigne de rien (ou de si peu). Il ne parle pas de ce qui était là auparavant. Il est, sous ses dehors débraillés, un signe, mais un signe dont le référent est doublement absent : disparu du monde et absent au langage. On ne sait pas ce qui a été détruit. On ne peut rien en dire. L’absence de ruines signale l’élimination complète de tout témoignage direct de cette violence initiale. Elle est encore présente, mais sous une forme générique. Il s’est passé quelque chose.Or, quand ce terrain vague est réinvesti par des promoteurs immobiliers, qu’il perd son statut de terrain pour servir de fondation à un nouvel espace architecturé, cette violence initiale disparaît même de la vue. Le nouvel édifice lui fait écran. Il détourne l’attention, en projetant une nouvelle vie, une nouvelle identité.Cette violence est impossible à contrer, car une fois accompli, l’acte de substitution est irrémédiable, à moins de faire des fouilles, ou de faire témoigner les anciens occupants des lieux. Ce n’est pas le but d’une flânerie. Celle-ci ne cherche pas à faire acte d’histoire, elle sert avant tout à occuper un territoire, à le resymboliser par un acte d’appropriation ponctuel et léger (comme on dit: voyager léger). Elle peut tout de même rendre compte de certaines manifestations de cette violence du temps, en portant attention aux signes d’une certaine densité urbaine, qui attestent des transformations d’un quartier, et en remplaçant l’absence et l’oubli qui résultent de cette violence par des mots et des images qui sauront, peut-être, lui faire obstacle. Qui sauront sûrement relancer l’imagination.