Montréal, des fois…

 

 

Imaginez un homme qui sort du métro sur Sainte-Catherine au coin de Berri en plein après-midi. Il fait soleil. Les policiers patrouillent distraitement les environs, leur main droite appuyée nonchalamment sur la crosse de leur revolver. Les badauds marchent vers la portion piétonnière de la rue, ornée de boules roses enfilées sur des cordes tendues de chaque côté de la voie, les touristes boivent de la bière aux terrasses, des tamtams se font entendre au loin. L’homme choisit de monter Berri, afin de rejoindre Maisonneuve et de tourner à gauche vers la rue Saint-Denis. Une fois passée l’assortiment usuel de dealers de dope, de prostitués pubères, de squeegees et d’éclopés de la vie du parc Émilie-Gamelin, où deux parties d’échecs sur les échiquiers géants sont en cours, il ralentit devant l’abribus où un clochard, aidé de son voisin, a laissé tombé son pantalon souillé à ses chevilles afin de se laver les fesses, arquant le dos de sorte que son sexe rabougri est bien en vue, malgré la pénombre laissée par son ample chemise. Une fois la scène croquée, l’homme reprend son chemin et, après avoir traversé Maisonneuve vers le nord, il s’arrête sur la figure énigmatique d’une asiatique, maigre comme un cure-dent, haut perchée sur ses talons aiguilles, vêtue d’un jean moulant et d’un bustier de cuir noir qui ne cache plus rien, mais vraiment plus rien de ses atours. Elle traverse à répétition et au pas de course la rue Berri, dans un pantomime complexe, où elle fait semblant de prendre des notes dans un calepin tout en apostrophant les passants et automobilistes, qui s’empressent de remonter leur fenêtre. L’homme la suit quelques instants, juste assez pour traverser à son tour la rue Berri, en évitant de justesse l’asiatique qui ne remarque rien de ce qui se trame autour d’elle; puis, attiré par un bruit circonspect, il se retourne pour capter une scène, digne de Fellini, d’un homme grand comme un joueur de basketball, torse nu, des tatouages aux bras, pédaler sur un vélo de fortune dont le pneu arrière est crevé et qui avance dans un bruit de ferraille rouillée, à la Jean Tingely. L’homme laisse filer la scène jusqu’à ce que le cycliste et son vélo disparaissent happés par les passants de la rue Saint-Denis. Il monte un escalier, pénètre dans un bâtiment, longe un couloir et s’engouffre dans l’ascenseur aux murs mauves et gris où, pendant de longs instants, il reste immobile, les yeux fermés.

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