De la pluie et du beau temps (Le monde est fait d’histoires, mais laquelle est la mienne?)

 

Beauharnois, côté ouest.

 

Éric Lint est assis sur le bord de la route. La portière de sa Google Street View Car est restée ouverte. La radio est allumée et diffuse du rock pré-formaté. Le soleil se couche sur les champs de soya. Tout près de lui, Google urine. Ça dure longtemps. très longtemps. Tout le temps que durera leur arrêt. Un jet intarissable.

- Il faisait beau… déclare rêveusement Éric.
(Un temps passe. Indéterminé, mais de plus en plus lourd de sous-entendus.)
- C’est tout?
- Bien oui.
- C’est peu.
- C’est tout ce que j’ai.
- C’est nettement insuffisant.
- Pourtant, j’ai répondu à ta demande, à ta demande expresse.
- Je t’ai demandé un récit. Et tout ce que tu as réussi à produire, ce sont ces trois mots.
- Il faisait beau.
- « Il faisait beau », oui.
- Il faisait beau.
- Il faisait beau, en effet. Ces trois seuls mots.

Google manifeste des signes d’impatience.
- Mais qu’y a-t-il d’autre à dire?
- Tout! Il y a tout à dire. Et tu t’es contenté de cette acrobatie. De cette performance minimaliste.
- Je n’ai rien d’autre à dire. Et je croyais sincèrement avoir fait ce qu’il fallait.
-  « Avoir fait ce qu’il fallait. » Quelle blague… Ta mauvaise foi me sidère. Tu n’as rien dit, rien fait. Tu as déposé deux planches de bois sur le sol et as décidé d’appeler ça un bateau. Deux planches ne font pas une barque, monsieur!

Eric se redresse, de plus en plus irrité.
- Une barque? Mais je n’ai jamais voulu te mener en bateau. Et puis, les histoires de déluge ne m’intéressent pas. C’est pour cela que je voulais qu’il fasse beau. Pour qu’il ne pleuve pas.
- Le problème, il est là. S’il fait  beau, il n’y a pas d’histoire. Celle-ci commence avec la pluie. Là, il y a une épreuve, une difficulté à surmonter. Il pleut, la sortie est gâchée. Il faut improviser. Il pleut pendant des jours et des jours, les rues sont inondées, les maisons doivent être abandonnées, l’électricité est coupée, c’est la fin du monde. On monte sur une arche. Le cycle peut recommencer.
- Insipide.
- Il pleut. La vieille dame qui se rendait à la messe glisse sur le trottoir, tombe, se casse la hanche et doit être opérée d’urgence. Son fils, qui est pompier, apprend la nouvelle au moment où il doit secourir une jeune enfant tapie dans sa chambre, tandis que l’incendie ravage l’appartement de ses beaux-parents.
- Ridicule. Banal. Attendu.
- Il pleut. La voiture doit virer au dernier instant afin d’éviter le chevreuil qui s’est aventuré sur la route. Elle tombe en bas du ravin, prend feu. La conductrice réussit à s’extraire de l’habitacle au dernier instant. Son front est ensanglanté. Elle est déjà morte, mais elle ne le sait pas.
- Tu n’as que des clichés en tête. Internet te nourrit de stéréotypes. Des histoires toutes faites. Je préfère de loin mon propre récit. Il est baigné de lumière. C’est une promesse. Une ouverture. Regarde le ciel. Il est devenu orange.
- Ouvert? Au contraire, elle est statique et sans vie, ton histoire! C’est mort, et la mort, ce n’est pas ouvert, c’est la fermeture la plus complète. Comme un cercueil scellé et mis en terre.
- Ouvert, oui. Les points de suspension sont là pour cette raison précise. Ils ouvrent l’horizon à tous les récits du monde, à tout ce que tu veux  y mettre. Le monde est fait d’histoires, d’histoires prêtes à être racontées, il s’agit simplement, pour les faire apparaître, d’ouvrir un espace. La projection peut alors commencer.
- Mais qui raconte, qui écoute, qui voit ou qui lit dans ton histoire? Qui fait quoi? Pour qu’il y ait récit, il faut qu’il y ait un événement. Une action. Un enchaînement d’actions. Madame gifle monsieur, monsieur retire son anneau. Voilà, c’est fait!  Tu vois, c’est simple, direct, efficace. Dire que madame gifle monsieur avant que monsieur ne retire son anneau de mariage implique un ordre précis. Il retire sa bague parce qu’elle le gifle. Ce n’est pas: elle le gifle parce qu’il retire sa bague. Ça, c’est une tout autre histoire, tu  comprends. Ce n’est pas n’importe quoi! Les choses viennent selon un ordre précis, le récit permet de le déterminer. Ça prend deux phrases, deux propositions associées par un lien temporel.
- Pourquoi faut-il qu’il y ait une bague?
-  Une blague?
- Une bague, pourquoi?
- Ah! Parce qu’ils sont mariés. C’est stupide comme question.
- Je me suis mal fait comprendre, alors. Pourquoi faut-il qu’ils soient mariés? Pourquoi revenir à des banalités?
- Mais, la vie est faite de banalités! C’est le cœur de tout récit.
- Pas du tout! Raconter le quotidien, ce n’est pas ressasser des banalités. C’est tout le contraire. Raconter le quotidien, c’est trouver dans les choses usuelles le détail révélateur, l’élément surprenant. C’est une question de regard.
- Belle vision romantique, on dirait que tu vas  bientôt me parler du beau.
- Je ne sais pas ce que c’est le beau ou le laid. Ce ne sont pas des catégories que j’utilise. Ce qui m’intéresse, c’est l’inattendu. Le non familier. Un iceberg au bord d’une plage dans le Maine. Une jeune femme qui s’enflamme dans le métro. Par elle-même. De honte. Des choses comme ça. Le monde est fait d’histoires. Il suffit d’être attentif et elles apparaissent.
- Y compris de la température?
- De quoi?
- il faisait beau. Je te cite. C’est une histoire ça?
- Une amorce, oui. Mais en disant ça, je ne parlais pas vraiment de température. Nous ne sommes pas dans un roman allemand. C’était métaphorique. Une façon de voir le monde. De le mettre en jeu. Tu banalises tout. C’est lassant à la longue.
- Au risque de te contredire, j’aimerais tout de même te faire remarquer que, pour quelqu’un qui ne se sert pas du vocabulaire du beau, tu n’y vas pas de main morte. Ton récit est constitué d’à peine trois mots, et l’un d’eux est justement le mot « beau ».
- Il y a beau et beau! Ne prends pas des vessies pour des lanternes.
- C’est vieux jeu, ce que tu dis. Un cliché, comme on n’en fait plus.
(…)

« On signalait une dépression au-dessus de l’Atlantique ; elle se déplaçait d’est en ouest en direction d’un anticyclone situé au-dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l’éviter vers le nord. Les isothermes et les isothères remplissaient leurs obligations. Le rapport de la température de l’air et de la température annuelle moyenne, celle du mois le plus froid et le mois le plus chaud, et ses variations mensuelles apériodiques, était normal. Le lever, le coucher du soleil et de la lune, les phases de la lune, de Vénus et de l’anneau de Saturne, ainsi que nombre d’autres phénomènes importants, étaient conformes aux prédictions qu’en avaient faites les annuaires astronomiques. »
Robert Musil, L’homme sans qualités.

(rédigé à l’occasion du colloque « Le monde est fait d’histoires »,  organisé dans le cadre de la 12e biennale de Lyon, novembre 2013, au Planétarium de Vaulx-en-Velin)

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