Naked City Redux. Cinquième mouvement, la cellule (12/20)

Dernier épisode: NCD. En attendant la suite de l’épisode – IV (11/20)

 

 

Je suis dans une cellule, couché sur un lit de fer, les murs sont d’une couleur, d’une couleur comment dire indescriptible, d’une couleur qui n’a rien à envier au noir et blanc des films noirs. C’est quelque chose de gris, tirant sur le verdâtre. N’y cherchez pas du magenta ou du turquoise. C’est fade. C’est blême. Et soporifique.

 

 

 

 

 

(Réveil brutal)

Je suis seul dans ma cellule. Duncan Kleist me tient pourtant compagnie. Il est là, avec son paletot déchiré, ses poches pleines de déchets et sa blessure mortelle. Où suis-je? Duncan est là comme un mort venu rôder auprès des vivants et des intoxiqués. Je ne sais plus qui l’a tué, cela fait trop longtemps que j’ai vu l’épisode, c’était sur la rue Argyle, c’est certain, nous avions une Sony Trinitron, dont le tube principal avait éclaté, un soir de brume. Nous regardions une série télé américaine, c’était peut-être même Naked City que nous regardions souvent le mercredi soir, les épisodes repassaient en fin de soirée, et une lumière vive avait embrassé le salon, la baie vitrée, les meubles, et nous, un éclair surgi de l’intérieur même de l’appartement, comme une boule de feu, et d’un coup, ça avait été le noir absolu, et le silence. L’écran de la Trinitron était noir, un trou noir qui crépitait, et nos rétines n’en revenaient pas. Le poste de télé était muet et nos oreilles bourdonnaient encore du big bang qui nous avait anéanti.

Gloria, alléluia!

Je suis couché dans ma cellule et je me ronge un ongle, un bout de rien du tout, sous lequel a été déposée une goutte d’un liquide aux vertus certaines, et une torpeur délicieuse et gravement modulée me gagne peu à peu, un engourdissement superficiel. Mes membres sont lourds, mon regard amorphe, mais intérieurement de plus en plus cela s’active, mes nerfs se bandent, mon cerveau se crispe, puis éclate à la manière d’un éternuement. Mon esprit est la proie de spasmes qui le déchirent en fines lamelles, mes pensées se déhanchent, c’est un flux qui oscille et se déstabilise, le bruit des tambours rythme mon pouls, inconstant et délétère. Il faut suivre la cadence sinon on est broyé par la  vague qui déferle. Serpenter entre les pensées et les souvenirs emmêlés ne sert à rien, il faut planter ses piquets directement dans la chair et espérer que la corde tendue ne lâche pas, qu’elle résiste aux mouvements saccadés.

 

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L’heure est aux constatations. Il y a eu deux meurtres. J’ai été spectateur du premier, je ne pouvais qu’être l’instigateur du second. J’ai vu Duncan mourir à la télévision, je l’ai vu prendre son dernier respir, puis s’écraser de tout son long, la tête contre la chaine du trottoir. C’est le barman qui l’a tué. Duncan lui devait cinq cents dollars. Une dette d’alcool. Mais, il voulait ravoir ses poèmes, cette liasse de textes mal ficelée qu’il avait donnée en garantie. Il désirait reprendre son œuvre, même s’il n’avait pas les sous, il voulait ravoir ses feuilles pour les envoyer à Gloria Christmas, sa muse, et l’autre ne l’a pas laissé faire. Ils se sont battus et Duncan a reçu un coup fatal. Ses poèmes sont tombés dans une bouche d’égout.

But tell me, who killed who? , a demandé le barman aux policiers.

Who killed who?

(Don’t answer, please don’t do it. It’s a plot to make you talk, don’t fall for it, just relax, breathe, try to forget where you are. There, that’s better.)

C’est bien la question que je me pose. Qui a tué l’écolière? Moi ou le scénariste de la bédé qu’elle lisait? Votre pauvre serviteur ou ce cancre parmi les cancres qui ne connaît rien d’autre des relations humaines que la passion romantique et l’infidélité? Comme le barman, j’ai été mis en prison. Menotté, déshabillé, mes affaires confisquées, ma ceinture retirée, mes souliers et mes cigarettes. Il ne me reste que mes ongles que je peux ronger en toute liberté et vaquer à mes occupations inconscientes. Duncan rêvait d’une poésie toute en mouvement et en sautillements frénétiques, il pensait changer le monde, un mot à la fois; ivre mort, il n’a réussi qu’à se faire tuer à Greenwich. Pourquoi le barman lui aurait-il redonner ses poèmes, il se doutait bien qu’il ne reverrait jamais la couleur de son argent, que l’histoire que lui racontait le poète ne servait qu’à le tromper et à l’amener à lâcher prise? Gloria Christmas isolée dans une petite ville de l’Idaho, ses robes fleuries, ses cheveux auburn, ses tâches de rousseur, son innocence préservée comme on fait de la confiture. Le barman tenait à son fric. Et je tiens à ma liberté, liberté de pensée, liberté d’action, liberté tout court. Pourquoi ai-je déposé sous l’ongle de l’écolière une goutte d’un liquide incolore mais ô combien synesthésiste et générateur de formes et de figures, d’arabesques et de motifs cachemires, pourquoi ai-je commis cet impair, sinon pour la libérer de son carcan mental, pour la voir surpasser l’inanimé, s’affranchir de son état de servitude totale à la fiction scénarisée des malheurs de Christine, une goutte et le tour était joué, elle pouvait franchir le mur, s’ouvrir à la vie intérieure, se décarcasser et entrer dans un univers de pure compréhension, la transparence enfin établie, la motivation parfaite, entre ses pensées et les choses il n’y aurait plus eu d’écart, mais une ligne, continue, ferme et noble et belle et heuristique, entre ses mots et le monde tout aurait été emmailloté, et elle aurait pu enfin sortir de son cocon, se libérer, pouf!, et c’est fait, une pensée délivrée… finie la linéarité des mots sur la page, finie la servitude langagière, finie la rectitude de la pensée, tout cela fini et oublié. Mais elle est morte. La liberté l’a tuée. Je ne comprends pas. On ne meurt pas comme ça. Duncan et Gloria, l’écolière et moi. Ce sont les hommes qui meurent dans cette histoire, les passeurs, les poètes, les affranchis, les tenaillés de l’intérieur, et pas les femmes, Gloria de peine et de misère, l’écolière en jupe. Je ne connais même pas son nom et elle ne connaîtra jamais le mien. Je n’ai pas de nom, je n’ai qu’un pronom. Il me suffit, c’est personnel.

Il y a des bruits dans le couloir. On vient, j’ai peur, on rode aux alentours de ma cellule, je me sens traqué. Vite, je me ronge un ongle.

Je pense à Éva. À Éva qui lors de sa dernière séance de séminaire, s’est interrompue, subitement inquiète. Quelqu’un rodait dans le couloir, finit-elle par déclarer à son groupe. On rode dans le corridor, elle ne pouvait plus donner son cours. Un étudiant s’est levé et est  allé vérifier, mais il n’y avait personne dans le corridor, le couloir était vide. Il n’y a personne, madame.  Il était trop tard, le mal était fait, son cours était interrompu, il ne serait jamais repris. Elle était à quelques semaines de sa mort. Et ce qui rôdait dans le corridor n’était rien d’autre que la mort qui rodait dans son cerveau.

 

 

Prochaine épisode: En attendant la suite de l’épisode – V  (13/20)

 

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