(Ce texte a paru dans la revue Jet d’encre, Sherbrooke, automne 2008, no 13, p. 67-76)
Une fois, par un minuit lugubre, tandis que je m’appesantissais, faible et fatigué,
sur maint curieux et bizarre volume de savoir oublié – tandis que je dodelinais
de la tête, somnolent presque : soudain se fit un heurt, comme de quelqu’un
frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre –
cela seul et rien de plus.
Edgar Allan Poe, « Le corbeau »
1
Qu’est-ce qui fait un paysage? Qu’est-ce qui le compose?
Est-ce, comme avec les déserts et canyons de l’Ouest américain, une structure particulière du sol, une certaine lumière, un environnement dont la composition surprend?
Parfois, surtout quand il n’est plus là devant nous, ouvert et grandiose, mais transformé en souvenir, le paysage ressemble à la photographie qu’on a prise et qui en témoigne. Le paysage est une image. Une porte ouverte sur le passé.
Et les souvenirs, on le sait, sont des lieux dangereux qui requièrent la méfiance des premiers de cordée. Ne s’aventure près des falaises et des belvédères que les voyageurs aguerris, aptes à distinguer la roche de la glaise, les souvenirs des regrets.
2
J’ai souffert, enfant, d’une maladie au nom inquiétant : des rhumatismes inflammatoires. Un simple mal de genou s’est transformé en descente aux enfers : hospitalisation de huit semaines avec alitement complet, examens médicaux intrusifs et injection massive de médicaments.
Quand j’en suis ressorti, je n’étais plus un gamin de dix ans, mais un malade dont il fallait surveiller les mouvements. L’écran de la télévision était mon seul allié. Quand mon frère partait faire du vélo, quand mes amis se rendaient au parc pour un après-midi de combats sur le terrain de football, je devais rester allongé, la fesse gauche ankylosée par une nouvelle injection de pénicilline. Ma mère me servait des biscuits et je pouvais l’entendre au téléphone vanter mes vertus.
Je devais ronger mon frein, les yeux rivés sur l’écran de la télévision.
3
Que dit la photographie du paysage qui en est à l’origine? Que tout n’est jamais qu’une question d’échelle.
Les déserts et canyons de l’Ouest américain résistent à toute description simple. Ils offrent au regard des strates géologiques dénudées qui s’ouvrent sur un passé éternisé. Des angles et des volumes inhabituels. On voudrait se mettre à courir et franchir de nos pas ces sols qui depuis longtemps se sont écrasés, mais on reste sur place, conscient de la futilité de la chose, et on espère que la photographie qui vient d’être prise saura témoigner de notre perplexité.
Le temps, le temps humain, n’a pas de prise sur leurs côtes escarpées. C’est quelque chose d’immémorial où même la perspective peine à s’imposer. Et le sens des proportions. Quelle est la grandeur de ces falaises? Trente, cinquante, cent mètres? Et à combien de pas cet escarpement se trouve-t-il du photographe? Que signifient ces clichés aux couleurs saturées? On se croirait sur mars. Ou face à un décor en carton-pâte.
4
Je me souviens encore de la scène : je suis au lit quand le pédiatre arrive.
Depuis quelque temps, mon genou est endolori et, les matins, ma jambe refuse de plier. Ma mère, inquiète, a appelé le médecin. Il entre dans ma chambre, m’ausculte sèchement et fronce les sourcils. Ses cheveux sont noirs comme ceux d’un corbeau. C’est ainsi que je l’appelle : le corbeau… Et ce n’est pas une fable de La Fontaine qui me vient spontanément à l’esprit, c’est le poème d’Edgar Allan Poe.
Ses mains sont lourdes sur ma jambe, son stéthoscope est froid. Je dois prendre de grandes respirations. Je ne sais pas ce qu’il entend, mais son silence est une vallée où je meurs. Il sort en croassant, un calepin ouvert à la main. Je n’ai pas le temps de reprendre mes esprits que ma mère entre en catastrophe. Nous partons immédiatement pour l’hôpital.
Je ne reviendrai que deux mois plus tard. Et on me laissera sortir à la condition que je ne fasse aucun effort. Sous aucun prétexte je ne dois courir, m’essouffler ou m’animer.
Je deviens un écolier imaginaire. Un voyageur sédentaire. Cela seul et rien de plus.
5
La photographie est un art difficile.
Quand les paysages sont trop vastes et le spectre des couleurs trop étroit, les écarts sont aplatis, de même que les distances, et l’horizon est banalisé. Devant une photographie, l’œil n’a plus à travailler pour en retrouver la ligne, elle est là, inscrite sur l’image, et l’espace qu’il a fallu franchir du regard pour l’identifier et la contempler s’est volatilisé. La profondeur est la première dimension à disparaître quand un espace est reproduit sur une surface bidimensionnelle. Or, cette profondeur est au centre de l’expérience du paysage. Une profondeur physique à laquelle répond une densité émotive.
Étonnamment, ce qui est censé nous inscrire le plus précisément dans le paysage, l’acte photographique par sa valeur testimoniale (j’ai été là), est exactement ce qui nous en extrait. Ce paysage dont nous voulions témoigner, cette expérience qui nous a convaincu de sortir notre appareil et de prendre une photo, l’œil collé contre le viseur, l’index sur le déclencheur, ne sont plus présents quand les résultats sortent enfin du laboratoire. Le paysage s’est perdu dans les couleurs fades d’une photographie mal calibrée.
C’est la leçon de la chambre noire. Ce n’est pas parce que nous avons été dans un lieu, et qu’il nous a ému, que nous pouvons témoigner des paysages qu’il offrait et en rendre vivant l’expérience.
Le retour du voyageur est fait de déceptions.
6
À l’hôpital, on m’a assis dès mon arrivée dans une chaise roulante. J’avais dix ans! J’aimais courir, faire du saut en hauteur, patiner, et on me traitait comme un infirme. J’ai résisté autant que j’ai pu et on a fini par m’attacher à mon lit. Les médecins venus m’ausculter ricanaient. Les infirmières, la nuit, desserraient les sangles.
Je me consolais en regardant les films à la télévision. Tout au long de ma convalescence, j’ai acquis une dépendance aux westerns américains qui jouaient l’après-midi. Il n’y avait que ça au petit écran. Des histoires de cowboys et d’Indiens. Des randonnées à flanc de falaises, des combats à la carabine et au Colt, qui se terminaient à mains nues dans des corps à corps épuisants. J’écoutais les reprises de vieilles séries américaines et des films de série B.
J’aurais voulu être sur les plateaux désertiques de l’Ouest américain, aux abords du Grand Canyon ou au cœur de la Vallée de la mort, plutôt qu’immobilisé par ces rhumatismes ridicules. Mais au lieu de contempler les cierges de Brice Canyon, je me morfondais sur un lit défraîchi et devais supporter le regard compatissant de ma mère.
Les grands espaces suggèrent un vaste sentiment de liberté. Et c’est un mirage auquel il est difficile de résister, surtout quand on ne doit pas quitter sa couche.
7
Il n’y a pas de paysage sans voyageur.
C’est dire que le paysage n’est jamais qu’un regard. Mais un regard qui croit, au cœur même de l’expérience, se libérer de l’œil et accéder à une certaine transcendance, à une fusion de l’être et du monde, et à la première appréhension d’un secret.
Le paysage a toujours un sens pour celui qui le saisit, puis le reconstruit. Mais il se donne sous forme d’énigme. Il se laisse désirer, caché derrière cette façade qui l’offre en le dissimulant.
Qu’est-ce qui m’a attiré dans les déserts et les crêtes escarpées de l’Ouest américain? Qu’est-ce qui m’a bouleversé dans les strates géologiques dénudées des canyons et des Badlands? Est-ce une perception du temps, mais d’un temps géologique qui n’a plus rien d’humain?
C’est un temps, j’en ai fait l’expérience, sur lequel on n’a aucune prise et qui nous renvoie à notre nature humaine, nécessairement transitoire et éphémère. La ligne de l’horizon coupe l’univers en deux, séparant le sol du ciel, la terre de la voûte céleste et le corps en deux. Tête et pieds ne connaissent pas la même réalité.
Le paysage est une illusion lointaine. Les pieds ne foulent que du terrain. Ce qu’on voit, on ne peut jamais le connaître. Les mains ne peuvent appréhender ce que les yeux au loin découvrent. La lumière ne redevient jamais matière, à peine provoque-t-elle des réactions chimiques ou physiologiques.
8
Les westerns étaient minables, les situations, banales, et les Indiens parlaient en onomatopées. Les cowboys, à leur tour, étaient des parodies d’aventuriers, avec leurs chemises à carreaux fraîchement pressées, leurs foulards noués comme pour une sortie en coupé sport et leurs chapeaux blancs.
Tout était artificiel. Les guerres entre les clans semblaient imaginées par des scénaristes en mal d’inspiration. Les duels opposaient des méchants qui mouraient à la moindre blessure, tandis que les bons ne décédaient qu’après de multiples coups et une longue agonie.
En revanche, les cavalcades étaient vraies et les scènes tournées en extérieur se déroulaient dans des paysages lunaires dont l’aridité me mystifiait. Qui habitait ces lieux? Comment pouvait-on survivre à une telle sécheresse?
L’Ouest était pour moi l’altérité absolue. Quelque part, sur cet immense continent qu’est l’Amérique du nord, on pouvait se perdre dans des déserts. Se perdre. Disparaître. Marcher jusqu’à s’effacer de la surface de la terre. Devenir minéral. Les déserts étaient la négation même de mon immobilité forcée, l’antithèse de mes articulations endolories et de ce souffle au cœur qui avait pris des proportions démesurées.
9
Le paysage est une expérience, un acte, un moment de vie. Il est une présence, à la fois pleine et vide. Pleine parce qu’il s’impose à la vue et qu’il la remplit; vide parce qu’il ne laisse rien, rien d’autre que des souvenirs.
Je me suis finalement rendu dans l’Ouest américain, de nombreuses années plus tard. Je ne savais pas que j’étais parti à la recherche d’un passé dont j’avais oublié de toute façon les défauts. J’avais enterré mon enfance comme on dispose d’un animal mort. J’avais les westerns en aversion, trouvais insupportables leurs Indiens stéréotypés et ironisais volontiers sur la simplicité des intrigues, à mille lieues des romans urbains qui m’occupaient. Et pourtant, j’ai été troublé par ces étendues sauvages et désolées, par ces falaises escarpées où seuls quelques arbustes maigrichons survivent. Et j’y ai retrouvé un étonnant contact avec ce qui était enfoui en moi, le souvenir fossilisé de mes rhumatismes.
J’ai visité les Badlands du Dakota du sud, les canyons de l’Utah et de l’Arizona, et je me suis rendu dans la Vallée de la mort en Californie, mon appareil photo en main et mon esprit libéré, le croyais-je, de tous ces sortilèges que ma convalescence avait jetés sur mon passé.
10
De tous les lieux, c’est la Vallée de la mort qui m’a fait la plus vive impression, même si elle se laisse difficilement photographier. Il n’y a pas que les souvenirs qui résistent à une exposition trop vive, les espaces aussi. Ils se replient sur soi, ne laissant poindre que la surface des choses.
La Vallée de la mort n’est pas l’expérience d’un lieu, mais d’un écosystème. C’est une cuvette qui emprisonne la chaleur. La température y est torride et l’environnement en porte les traces : ruisseaux taris, flancs de montagne dénudés, un paysage de roches. Aucun arbre n’y pousse. C’est un lieu de désolation. Le lit blanchi de la rivière ressemble de loin à un nuage qui s’étire à l’horizon.
Il n’y a rien à faire dans la Vallée de la mort, rien sinon que mourir un peu. Dans la chaleur et l’absence de vie. C’est un lieu ramené à ses éléments fondamentaux : minéraux, essentiellement minéraux. Mais pourquoi voulais-je visiter un tel lieu? Qu’est-ce qui m’attirait tant que cet espace sans vie? Était-ce pour m’imprimer de l’image de la mort que la désolation fait surgir? Était-ce pour rejoindre les limites du monde?
À Badwater, le lit desséché de la rivière se trouve à quatre-vingt-cinq mètres sous le niveau de la mer. Dès que je suis sorti de l’habitacle protégé de l’automobile, l’onde de choc de la chaleur m’a frappé aux genoux, au visage et aux mains. Le moindre pas m’accablait, la force gravitationnelle paraissait décuplée. Il fallait cligner des yeux, ne pas courir, ni même rester trop longtemps immobile au soleil.
J’ai dû m’étendre, après une brève excursion, sur la banquette arrière, somnolant presque. Mes articulations me faisaient mal, et mon cou surtout, comme si une migraine était sur le point de fondre sur moi et m’immobiliser pour les prochaines heures. J’ai bouclé la ceinture de sécurité et suis redevenu, dodelinant de la tête, ce voyageur sédentaire qui devait ronger son frein.
À Dante’s View, le belvédère qui offre une vue panoramique de la vallée, j’ai pu suivre longuement le vol d’un corbeau, qui planait à la limite des crêtes. Je l’ai vu tanguer entre les courants d’air, monter très haut, puis disparaître derrière un pic. J’ai été surpris de le voir apparaître sur le muret du belvédère, son plumage noir presque bleu brillait au soleil. Je voulais prendre une dernière photo et me suis approché afin de le capter avant qu’il s’envole.
Nevermore!, croasse le corbeau du poème d’Edgar Allan Poe.
Nevermore, a répété le corbeau sur le muret, jusqu’à ce que je lâche mon trente-cinq millimètres. Le mot a résonné, traversant les strates de ma mémoire jusqu’à rejoindre cette image que nul appareil n’avait prise mais qui pesait de tout son poids sur ma vie. Je me suis souvenu du pédiatre, souvenu du corbeau.
Nevermore… J’avais été, sans le savoir, sur les traces mêmes de mon enfance. Et en pleine répétition. Non pas de celles qui amènent une libération, mais qui entraînent au contraire un alourdissement complet de l’être, un effondrement. J’étais au cœur du cœur d’un paysage intérieur subitement projeté à la grandeur de l’Amérique.
11
Le paysage est la recherche d’une image. D’une image qui saura se faire intemporelle. D’une image qui viendra rendre présent ce que le passé a tâché d’oublier. Tous les soleils se couchent, mais quelques-uns laissent sur la rétine des figures qui donnent au voyageur qui en rêve la chance de se replonger dans un monde qui lui confère une part de son identité. Même s’il doit en payer le prix.