Offert à Hélène Guy
1
Sorti de ma salle de cours comme on tombe d’une falaise, j’ai dévalé les marches pour me rendre sur le quai du métro.
Les mots de John Hawkes résonnaient encore dans ma tête, tandis que les passagers s’entassaient dans le wagon. Le coma et le mythe sont inséparables, écrit-il dans La mort, le sommeil et un voyageur. « On ne peut faire l’expérience d’un mythe authentique que dans le coma. »
On m’avait prévenus que camper, en hiver, c’est faire une cure de sommeil. On dort près de onze heures par nuit sous la tente, emmitouflés dans ces sacs de couchage qui nous transforment en momies.
À quel mythe allais-je participer? À un mythe du nord, fait de froid et de voyageurs perdus dans des sentiers de nuit, d’escalade de glace et de parois enneigées, de bourrasques qui font trembler les toiles, de montagnes aux formes animales et d’étoiles trop nombreuses pour qu’on puisse les identifier.
2
Les vérités sont faites pour n’être jamais révélées de face, mais appréhendées du coin de l’œil, au moment où le rêve étend son emprise sur la surface bleue de la conscience. Elles ressemblent en cela aux rideaux de glace contemplés en contre-plongée.
3
L’aventure commence là où la route s’arrête.
Nous nous sommes élancés des raquettes aux pieds, des sacs alourdis d’équipement sur le dos et un rien d’appréhension, sur une route fermée par des barrières de bois blanc. Road closed, était-il écrit, comme s’il suffisait de ces quelques mots pour ouvrir la voie à l’aventure. Mots innocents. Mots sans arrière-pensée, même s’ils nous indiquaient l’entrée de l’arrière-pays.
Road closed.
J’aurais voulu pourtant qu’il n’y ait pas de route, que nous entrions directement dans le bois, comme des chasseurs à l’affût de gibier, que de nos mains nous nous tracions une voie entre les branchages, que le chemin de neige damée tracé par nos raquettes signale notre volonté de faire bande à part, de retrouver un peu plus de cette liberté dont nous ne comprenons que trop mal les exigences.
4
Nous avons établi notre camp à quelques mètres à peine d’un chemin. Nous avons monté nos tentes, écrasant la neige avec nos bottes et dégageant une aire commune où nous allumerions un feu. Tout paraissait trop facile.
Àla nuit tombée, quand la température a chuté et que le vent s’est levé, il a fallu se battre contre les toiles qui résistaient péniblement aux assauts répétés des bourrasques. L’eau daignait à peine bouillir, nos membres devenaient vite ankylosés, tout geste comportait subitement une dimension technique insoupçonnée.
J’ai dû me rendre compte que ce n’est pas l’éloignement qui fait l’aventure, mais le froid, la nuit, toutes ces choses qu’on nomme les éléments.
5
Les étoiles étaient d’une grande précision dans le ciel. De faibles lueurs émanaient des deux tentes écrasées. Le ruisseau grondait à ma gauche, ses eaux bouleversées par les plaques de glace. Le vent me frappait le visage. Je respirais, attentif aux morsures du froid.
Subitement, j’ai aperçu une faible lueur sur le sentier. Des gens avançaient lentement, à peine éclairés par une lampe frontale. La tache de lumière oscillait au rythme des pas des voyageurs, cercle instable qui tantôt se perdait dans l’immensité de la nuit, faisant ressurgir des ombres d’un passé à peine éteint, et tantôt montrait le sol où les pas alourdis pouvaient s’enfoncer dans la neige à peine tapée du soir.
J’ai crié, me rappelant que deux membres du groupe n’étaient toujours pas arrivés. J’ai appelé, espérant ainsi attirer leur attention. S’ils continuaient sans remarquer le campement, ils pouvaient se perdre dans ce sentier dont je ne connaissais que l’entame.
Mais personne ne s’est arrêté. Le cercle de lumière bleue a continué sa lente progression sans tressaillir. M’avaient-ils entendu? Étaient-ce seulement eux? Je n’ai pas osé m’élancer à leur poursuite.
Je suis retourné dans la tente, incertain de ce que j’aurais dû faire. J’ai plongé dans ma momie, enrubanné de vêtements noirs au tissu moulant.
6
À quoi ai-je rêvé, enfoui dans mon sac de couchage, une tuque noire sur la tête? Quel mythe ai-je rejoint dans cette cure de sommeil qui vient avec le froid et la nuit?
Je ne sais pas.
Des images du Tibet me sont revenues, comme si les lieux communiquaient entre eux par une quelconque magie. Des paysages de pierre, des bribes de phrases, des saveurs âcres. Un ciel essoufflant.
Depuis mon enfance, je n’ai plus jamais revu d’aurores boréales. Ce fait d’une tristesse absolue m’est revenu.
7
Les motoneiges ont défilé une partie de la nuit comme des processions dans le sud des Etats-Unis au temps de la ségrégation. Notre campement était tout à côté de la boucle où elles venaient faire demi-tour. Nous avons entendus les hommes parler à travers leurs walkies-talkies. Mais qui sont ces gens qui se suivent la nuit sur des chemins à peine balisés? Y a-t-il des femmes? Que voient-ils de cette nature qui les entoure? Rien. Toute leur attention porte sur la neige, la piste, le bruit du moteur et de la chenille, leur place dans la procession. Ils reproduisent un comportement de meute. Ils n’explorent pas, ils conquièrent. Ils prennent possession d’un territoire.
Nous n’étions, heureusement, pas sur leur route.
8
Le chant des pistes ne suit jamais le chemin escompté. Il emprunte sa propre voie. Le mythe que l’on pourchasse n’est jamais celui que nos actions improvisées réveillent.
Je rêvais de me perdre dans l’immensité de l’hiver, je me suis réveillé dédoublé, et déboussolé par ce que j’allais vivre.
9
Pourquoi les parois de glace sont-elles d’un bleu clair, tirant sur le vert? À les regarder de loin, elle paraissent inoffensives. Quelques mètres à peine de haut, une surface lisse, légèrement ondulée, entourée de neige, de roches et d’arbres. À peine les remarque-t-on du chemin. L’hiver nous a enseigné à les reconnaître aux flans des falaises. Elles n’ont plus rien d’émouvant. Il suffit pourtant d’être tombé une seule fois en glissant sur une plaque de glace dissimulée sous la neige pour en appréhender le danger. La glace est la plus traître des surfaces. On ne s’y agrippe pas, on y glisse, sans espoir de rédemption.
10
Mes piolets attachés aux poignets – on aurait dit des armes offensives faites pour éviscérer des baleines ou des élans –, des crampons fixés sous mes bottes rigides, une corde nouée autour de la taille, un casque blanc vissé, un vague souvenir de coupure en tête, la paume de la main ouverte suite à une chute sur de la glace, du sang qui coulait jusque sur mes cuisses d’enfant, j’ai entrepris d’escalader la paroi.
Je n’avais rien à craindre, Bertrand, le premier de cordée, assurait mes moindres gestes. Bertrand, comme moi. J’avais un double tout en haut de la plaque de glace, qui me surveillait et me retenait, le cuissard alourdi de mousquetons et de vis. Un Bertrand à chaque bout de la corde. L’un, tout en haut, attaché à un arbre et prêt à entrer en action à la moindre défaillance; l’autre, tout en bas, tâchant de ne pas perdre l’équilibre tandis que la glace résistait aux assauts de ses piolets. Lequel encore étais-je?
Je n’ai pas pu m’empêcher de penser, empreint d’un étrange pressentiment, à ce qui pouvait arriver quand nous nous rejoindrions? Quand les deux Bertrand seraient réunis en haut des glaces? Ne sait-on pas que les doubles sont de mauvais augure? Qu’à leur réunion des monstres sont créés qui requièrent sacrifice, comme un pharmakos de glace?
11
Mon esprit parfois me joue des tours. Il ne s’est rien produit à mon arrivée, évidemment. Mes mains étaient gelées, mon dos était en sueur, mes bras épuisés ne m’auraient pas permis de gravir un mètre de plus, mais la falaise ne s’est pas vengée, la terre n’a pas tenté de nous séparer.
Rien de néfaste ne s’est produit.
Il est vrai, tout de même, que le crampon de mon pied gauche s’est défait et que je suis allé valser au bout de ma corde, retenu par Bertrand qui m’a dit de tenir bon. J’ai longtemps été en perte d’équilibre, amputé d’un point d’appui à plus de trente mètres de haut. Mais Bertrand a réussi à remettre l’appareil à ma botte sans trop de peine.
Il est vrai aussi, immédiatement après, que le crampon du pied droit de Bertrand s’est défait à son tour et que j’ai dû, moi, Bertrand, dernier de cordée, l’aider à le remettre à son pied.
Étonnant, a dit Bertrand, surpris que son équipement le lâche sans raison.
12
Deux Bertrand réunis par une corde.
Dans le mythe, les hasards n’existent pas. Tout est motivé. La plus infime blessure répond à des impératifs symboliques. C’est la loi du mythe. C’est le mythe en tant que loi. Mais qui sait, au moment où la chute est déjà amorcée, l’équilibre définitivement rompu, à quel mythe répond l’événement? À quelle loi est-on soumis?
Mais les sommets n’incitent pas à l’introspection. La montagne requiert notre entière attention.
J’avais perdu pied au moment où je me croyais en sécurité. Le mythe tolère rarement les négligents.
13
J’ai suivi du regard le profil de la montagne qui m’entourait, subitement frappé par sa masse lourde et silencieuse. Pourquoi m’apparaissait-elle proche et lointaine en même temps? Était-ce parce que je connaissais maintenant l’effort requis pour atteindre son sommet?
Le regard crée de fausses impressions de proximité. Ces formes arrondis, il faut entreprendre de les gravir pour comprendre leur étonnant éloignement. Elles ne sont accessibles qu’en imagination, quand le corps de nos rêves se rend là où le regard se perd.
14
La montagne, de l’autre côté de la rive, ressemblait sous certains angles à la tête d’un éléphant, avec trompe et oreilles. Je discernais sa figure sans peine. Dans le ciel, un nuage s’étirait comme un chevreuil mort dans la neige. À côté de moi, la branche cassée d’un bouleau cendré était pliée comme une couleuvre géante, engourdie par le froid. Au sol, je reconnaissais sans peine des traces de lièvres et de mulots, déjà mangés par les renards. Des oiseaux en plein vol traversaient mon champ de vision et laissaient de subtiles traces sur ma rétine.
J’étais seul et, pourtant, tout autour de moi, gravitait une faune imaginaire.
Ce que nous voyons nous regarde.
Ce que nous imaginons nous comprend.
Nous projetons un monde à notre mesure qui répond en disposant des signes à l’image de notre trouble.
15
Rien ne ressemble plus à un alpiniste qui assène des coups de piolets sur une paroi de glace qu’un mineur qui frappe à coup de pioche sur de la pierre. Sauf que l’un tente d’ouvrir le mur afin d’accéder à ses secrets, tandis que l’autre n’entend pas dépasser sa surface. Il s’en sert pour se déplacer. L’un creuse, l’autre s’élève.
Ce n’est pas le contenu du mur qui intéresse l’alpiniste, mais sa forme. Le tracé qu’il découvre dans ses lignes et replis. Pourtant, les éclats de glace qui se répandent en cristaux sous les coups du piolet ressemblent aux structures telluriques des roches fendues par la pioche.
Le mineur est un somnambule obsédé par les formes évanescentes d’une vérité tapie au fond du roc. Il n’a rien du rêveur dont le regard s’ouvre sur l’horizon dégagé des sommets.
Ils se rejoignent dans l’excès.
Dans la recherche d’un absolu.
L’horizon, un filon.
16
De quoi parle-t-on, à la nuit tombée, autour d’un réchaud qui déjà refroidit? Les expéditions, même les plus timides, ouvrent les parois de la mémoire qui laisse jaillir les souvenirs. Récits de lacs gelés et de vêtements détrempés au Nouveau Québec, de vents implacables en Patagonie, de ravins et de sherpas malmenés.
Le mythe impose son rythme, quand les contes sont mis en cordée. Et la nuit permet toutes les outrances.
17
La deuxième nuit, j’ai dormi par à-coups. La présence de ce double à quelque pas de moi m’avait rendu anxieux. Le moindre bruit me faisait sursauter et je suis resté de longs instants à attendre que cesse la rumeur. Je me revoyais contre la paroi, suspendu par une corde mauve, mes piolets menaçants au bout de mes bras ballants. Je me laissais tomber. Bertrand me récupérait.
Les russes ont inventé, il y a longtemps, un terme pour rendre compte de ces étonnantes différences qui rendent nos expériences singulières. La défamiliarisation. Voilà exactement ce que je ressentais dans mon sac de couchage, collé contre la paroi humide de la tente. Avait-il neigé? Étions-nous recouverts?
Bertrand dormait-il? Quels rêves l’emportaient?
Plus rien de familier ne m’entourait.
Le blanc est la couleur de l’oubli. On ne peut rien en dire. Et pourtant, quand on le décompose, il devient un arc-en-ciel de rêveries. C’est le matériau même des mythes. Et des chutes.
18
Le texte est une paroi de glace. Je peux l’écrire, bien au chaud devant l’écran bleuté de mon ordinateur. Ce n’est pas un mur qu’on éventre avec sa pioche, c’est une surface glissante qu’on entreprend de gravir.
À tout moment, on risque de perdre pied. Le piolet peut rebondir sans trouver de prise, malgré la force des coups portés, les crampons peuvent venir à se détacher, les mains sont de plus en plus glacées et gauches. Les difficultés se multiplient.
Écrire, gravir. Aucune voie n’est tracée à l’avance, les passages aisés deviennent vite impraticables, il faut reculer, repartir, la chute n’est jamais très loin. La plume peut perdre prise sans trouver de rebondissements, les brouillons se détacher et les manuscrits paraître gauches et déplacés.
C’est une activité sans fin. On sait où l’on commence, mais jamais où cela s’arrêtera. Et, rendu au bout, le travail n’a fait que commencer. Car il reste à tout reprendre. Mais à l’envers.
La réécriture est un retour. Un rappel.
Et ce n’est qu’après avoir tout réécrit, retraçant ses pas et récupérant ses cordes, qu’on peut enfin
admirer la paroi.
19
Les routes ne sont jamais fermées.
Parce que l’imagination jamais ne cesse de suivre sa propre voie.
Même la nuit, dans un sarcophage en tissu synthétique.
Je sais maintenant qu’il existe, dans cet univers que j’examine à la loupe lorsque je transcris mes expériences vécues, deux Bertrand réunis par une corde, plaqués contre une paroi de glace qui leur renvoie l’image bleutée de leur figure étirée.
Image figée de toute éternité.
Ce fait ne me rassure pas.