Road closed 2. Et tout ce temps, je n’ai rien vu

dsc00008

Comme bien des épreuves, la montée d’une paroi de glace permet de tester ses propres limites. On ne se bat pas contre la glace, on se bat contre soi, contre son propre corps, ses mollets, ses avant-bras et ses mains engourdies. On s’arrête subitement à quelques mètres du sommet, incapable de continuer, l’obstacle est trop imposant, trop puissant, et c’est légèrement déçu qu’on se laisse descendre, attaché à une corde qui lentement nous ramène à la sécurité.

Vue d’en bas, la paroi semble inoffensive, les angles sont peu prononcés, le chemin paraît facile à trouver. On se dit qu’on gravira la falaise glacée sans peine, qu’on saura se rendre au sommet. Mais quand, les deux pieds enfoncés dans la paroi elle-même, des éclats de glace dans les yeux, on lève la tête et aperçoit ce qu’il reste à franchir, tous ces mètres de rocs qui s’élèvent vers le ciel,  recouverts d’une eau cristallisée, on se rend compte que le regard est un mauvais juge et que les distances paraissent toujours plus faibles de loin que de proche. Quand la réalité se calcule en kilojoules, sa vérité ne peut plus être manipulée comme un raisonnement facile à plier. Elle se dresse, nue et imposante.

Les difficultés ne paraissent jamais de loin. Quand nous regardons une montagne aux parois abruptes, notre regard est fasciné par la forme des escarpements, les variations de couleurs, le bleu pâle et légèrement menaçant de la glace, le banc laiteux de la neige fraîche, les bruns délavés de la pierre, les gris tenaces des rochers. Notre perception est une prise, une forme d’appropriation. Nous avons vu, nous sommes là, nous pouvons nous approcher et témoigner de notre présence, prendre des clichés qui attesteront de notre regard.

Les yeux séparent le sujet de l’objet de ses perceptions. Ils atténuent les dimensions. Surtout, ils ne savent rien des épreuves. Notre regard nous plonge dans le monde, il nous y inscrit de façon irrécusable, mais il reste insensible aux véritables enjeux de notre présence dans ce monde.

Les yeux et les pieds ne connaissent pas la même réalité. La présence au monde, c’est notre corps qui l’assume. Ce sont nos pieds qui foulent un terrain, nos mains qui s’agrippent à des parois, nos avant-bras qui travaillent à planter des piolets dans des strates de glace, espérant qu’à travers les éclats la pointe aiguisée de l’instrument saura trouver racine dans ce masse de cristaux.

Les yeux aperçoivent des réalités qui ne les touchent pas. Mais le corps, le corps lui souffre et peine à se rendre à son but. Les yeux voient une falaise, en évaluent sommairement la hauteur et concluent à sa disponibilité. Le corps s’attaque à la masse d’eau gelée sur laquelle les yeux ont simplement glissé sans s’arrêter.

J’aurais voulu m’immobiliser en pleine ascension pour observer de près cette glace aux reflets d’acrylique, planter mon regard dans les formes bosselées de la paroi. Je m’étais dit que je prendrais un moment de repos pour observer l’environnement immédiat, les veines de la glace, l’ombre des roches qui transparaissent depuis leur sarcophage d’eau, les irrégularités, les trous, les stalactites et les glaçons, que je me retournerais pour observer le lac gelé, les montagnes qui s’y jettent, la courbure de la terre…

Je ne l’ai pas fait.

L’effort physique requis pour monter les quelques mètres prévus a bousculé mes projets. Je ne me suis pas arrêté à contempler les labyrinthes de glace, je me suis concentré sur mes pieds et mes mains, sur l’énergie requise pour monter un demi mètre. Je n’ai fait aucune pause, ou plutôt celles que je me suis permis ont servi à retrouver mon souffle et à activer la circulation sanguine dans mes doigts gelés. Je n’étais préoccupé que par mon corps et ses défaillances.

Je n’ai rien vu.

Mes observations se sont limitées à ma présence au monde et aux exigences qui venaient transformer de façon fondamentale ses paramètres ordinaires. Pour le dire simplement, au plus fort de l’activité physique, l’esprit n’est plus au sentiment esthétique, il est à l’effort, à la tâche à accomplir. Ensuite, une fois la montée complétée et la dose d’adrénaline redescendue, l’esprit revient à ce monde qui l’entoure et il se rend disponible à la possibilité de ressentir une émotion esthétique.

Je n’ai rien vu.

Pendant que je tentais de monter, mes piolets aux mains, mes bras levés et mes crampons fichés de façon précaire dans la glace, le temps semblait s’être ralenti, s’être inexorablement enrayé. Mes respirations étaient comptées, mes avant-bras tremblaient et ma progression devenait de plus en plus laborieuse. Je devais me retenir pour ne pas paniquer. Le temps était devenu d’une lenteur innommable, comme dans un ralenti cinématographique. Et dense comme un liquide. Si d’ordinaire, le tempds a la fluidité de l’air ou d’une masse éthérée, qui passe presque par inadvertance; là, sur la paroi de glace, il s’est épaissi pour devenir un brouillard où mes perceptions se sont dissoutes.

Et quand, redescendu de la paroi, le harnais détaché, les gants retirés, je me suis assis sur la neige, l’expérience m’est apparue comme extraordinairement brève. Un moment concentré. Un bloc de granit, mais de ces pièces de granit qu’on désigne comme graphique et où se trouvent gravés des lignes et des traits, comme si un alphabet y avait été tracé par les forces telluriques de la terre.

Les variations de notre perception du temps étonnent toujours. Pourquoi les rues de notre enfance paraissaient-elles beaucoup plus larges qu’elles ne le sont vraiment? Pourquoi les périodes d’examen semblent-elles beaucoup plus importantes que les quelques heures qu’elles occupent en réalité? Qu’est-ce qui fait que les instants denses de la montée redeviennent furtifs, presque effacés une fois descendu?

Peut-on connaître des expériences d’anamorphose? Je veux dire non pas voir une anamorphose sur une toile et parvenir, en changeant d’angle de vue et de distance, à distinguer ce qu’elle cache aux observateurs inattentifs. Je veux dire en faire l’expérience immédiate, directe, non médiatisée par une représentation, comme si notre présence au monde était une anamorphose,  que tout y était brouillé ou étiré sur le côté de sorte qu’on ne comprend pas tout de suite ce qu’on a expérimenté, et qu’il faut s’éloigner, prendre du recul, adopter un autre angle pour comprendre ce qui est vu.

Mon expérience sur la paroi de glace a été une anamorphose qui, maintenant que je m’en éloigne, se libère graduellement de la gangue qui la contenait. Elle n’en est pas encore totalement dégagée, de sorte que je ne suis pas encore certain de ce qu’elle signifie, mais j’aperçois quelques formes saillantes, je sens que bientôt la révélation sera complétée et que je saurai enfin ce qu’elle signifie, ce que ces quelques instants passés avec mes limites doivent me dire.

Me dire de moi. Me dire de la vie. Me dire de la mort.

Cet article a été publié dans Les éléments avec les mots-clefs : , , , . Bookmarker le permalien. Laisser un commentaire ou faire un trackback : URL de trackback.

Laisser un commentaire

Votre e-mail ne sera jamais publié ni communiqué. Les champs obligatoires sont indiqués par *

*
*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>