Trouver le bon mot

lachelle-des-mots

Pueblo de Taos, Nouveau Mexique, 2009

Quand sait-on avoir trouvé le bon mot? Celui qui sert à désigner exactement ce que l’on ressent, ce que l’on a recherché, ce que l’on continue de vivre?
En fait, la question parfaitement est inutile. On sait très bien quand on a trouvé le bon mot, car d’un coup, l’énigme est résolue et elle s’évanouit. Elle est transité du présent au passé. Tant que le bon mot manquait, notre pensée était incomplète et une partie de la réalité, de notre propre réalité, se dérobait. Dès l’instant où il a été trouvé, par contre, le monde acquiert une nouvelle clarté. Trouver le bon mot est un coup de force qui vient rétablir l’équilibre, et il redonne à la situation en cours sa transparence.

Clément Rosset, dans Le choix des mots (Paris, Minuit, 1995), réfléchit à cette importance qu’ont les mots pour permettre à une pensée de se déployer. En fait, Rosset se rend plus loin : les mots permettent à une pensée non pas tant d’être représentée que d’exister. L’écriture n’est pas la manifestation de la pensée, « elle est la pensée elle-même » (p. 29) Comme il le dit, « [il] n’y a pensée qu’à partir du moment où celle-ci se formule, c’est-à-dire se constitue par la réalité des mots. » (p. 29) Après avoir cité de Bonald, philosophe du XIX siècle, qui lie étroitement le mot et la pensée, il affirme :
« Cette importance du mot explique à mon sens l’angoisse, énigmatique en apparence compte tenu de la minceur apparente de l’enjeu, qui nous saisit souvent lorsque nous nous trouvons incapables de nous remémorer un mot, de retrouver un mot qui seul désigne et en quelque sorte incarne, nous le savons, ce que nous voulons exprimer. Car nous avons perdu en même temps le mot et le contenu qui lui est indissociable […] » (p. 44)
Rosset cite Quignard, dont Le mot sur le bout de la langue joue sur le même thème, et il donne une anecdote qui en explicite certains des enjeux.
J’aimerais faire de même.

Doit paraître sous peu le troisième tome de la Trilogie de l’île des Pas perdus. Ce roman s’intitule La mort de J. R. Berger. Depuis que le premier tome a été publié, je ne sais quoi dire à ceux qui me demandent à quoi correspondent ces livres, qui ne collent pas, semble-t-il, à ma production romanesque antérieure. Ils sont tout sauf sérieux…
J’y mets en scène une jeune fille qui passe de la fin de l’enfance (L’île des Pas perdus) à l’adolescence (Le maître du Château rouge) et enfin à l’âge adulte (La mort de J. R. Berger). Le ton y est (faussement) naïf, les schémas narratifs exploités sont tirés des contes pour enfants, et les quêtes paraissent dessinées à grands traits (il s’agit chaque fois de sauver le monde…). Mais en même temps, ces récits ne sont pas destinés à un jeune public. Mon héroïne vit des aventures qui ne sont pas des jeux, et celles-ci l’engagent dans des quêtes aux conséquences dramatiques et aux origines tragiques. Mon héroïne se cache à elle-même une vérité, secret et oubli volontaire qui lui empoisonnent la vie et qui la conduisent à confondre le réel et l’imaginaire, le passé et l’inventé. Elle apprend peu à peu à se libérer de ce fardeau, ce qu’elle fait sans véritablement comprendre la nature même des torts qui se doivent d’être réparés.
En même temps, je mets en scène un écrivain nostalgique (son père), un écrivain malheureux qui construit des mondes imaginaires dont la principale fonction est de le tenir asservi. La prison qu’il s’est construite, l’île des Pas perdus, n’est rien d’autre qu’une cage dorée, et il finit par en être véritablement prisonnier. Il est, de plus, responsable des errements de sa fille. Les erreurs qu’elle commet, il en est ultimement responsable.
On m’a demandé ce que je visais par ces romans. On voulait savoir quand je retournerais à des romans « américains » (comme Oslo ou Les Failles)? Pour ne pas dire à des romans « adultes »… Je trouvais ces questions agaçantes, mais surtout je trouvais intrigante mon incapacité d’y répondre de façon convaincante. Pour expliquer mon projet, j’invoquais les fabulistes américains postmodernes, dont John Barth, Robert Coover et Donald Barthelme, qui ont beaucoup joué à reprendre des contes de fées traditionnels et dont je m’inspire beaucoup, des auteurs français comme Raymond Queneau et Boris Vian, sans oublier Lewis Carroll, Jacques Ferron, Edward Gorey, etc. Mais ces réponses sonnaient creuses.
Il me semblait bien comprendre ce que j’avais entrepris de faire, mais je n’avais pas de mots pour le dire précisément. Tout cela restait flou. Je sentais bien qu’il y avait une notion capable d’embrasser mon projet en entier, que cette trilogie portant sur la littérature, l’imaginaire et les mythes d’origine et de fin du monde (y a-t-il d’autres mythes que ceux-là?) jouait un jeu très précis, mais j’étais incapable de le nommer. Quelque chose manquait à l’appel…

Je suis parvenu à le faire à la toute dernière seconde. Et cela bien malgré moi…
Je venais de corriger le deuxième jeu d’épreuves. C’est donc dire que le manuscrit allait bientôt passer à l’imprimerie et qu’il échapperait définitivement à mon contrôle. J’avais fini de corriger mes épreuves à la campagne. On était en après-midi et, pour me changer les idées, je suis allé ramasser des roches sur notre terrain. L’hiver, le camion qui déneige notre route projette les pierres, qui servent de recouvrement à notre entrée, sur le terrain qui est en pente et, au printemps, il faut les ramasser pour éviter qu’elles soient projetées lorsqu’on tond le gazon.  On peut  briser les lames de la tondeuse et, surtout, se blesser sérieusement avec les éclats. Ramasser les pierres disséminées çà et là est un travail abrutissant, qui force à faire le vide. On n’a d’autre choix que de laisser ses pensées aller où bon leur semble.
J’avais encore en tête la fin du dernier tome que j’affectionne particulièrement (il serait plus juste de dire que j’aime profondément la scène tirée de Sophocle sur laquelle cette fin est fondée), quand le mot m’est apparu. Soudainement, sans avoir été en train de le chercher, j’ai su ce que j’avais fait, j’ai trouvé le mot qui désignait le projet dans sa totalité. Je me suis relevé brusquement pour rejoindre mon ordinateur où je me suis empressé de l’écrire. Comme le dit Quignard, dans Le nom sur le bout de la langue, « Tout mot retrouvé est une merveille. » (Paris, P.O.L., 1993, p. 56) Car tout mot retrouvé est une libération. Ainsi, d’un seul coup, j’ai compris que j’avais écrit un conte philosophique. La trilogie de l’île des Pas perdus était un conte philosophique. Ce fut comme une révélation.
L’épisode est risible, le mot en soi n’a aucune valeur, et on pourrait débattre de l’intérêt ou de la possibilité de produire en 2009 un conte philosophique. Mais, pour moi, depuis ce moment, le terme identifie très précisément ce que j’avais en tête ces dernières années et ai tenté de rédiger. À la manière de Voltaire et de Diderot, j’ai écrit un conte philosophique. Je me suis servi des ressorts du conte pour développer des arguments à caractère philosophique et littéraire.  Ainsi, j’ai inventé un personnage nécessairement naïf (c’est la naïveté de l’enfance), je l’ai projeté dans des situations parfois amusantes, parfois menaçantes, et l’ai trimballé dans des mondes imaginaires, les uns à même l’île de Montréal, les autres sur une île imaginaire et sur ses contreparties. Les quêtes fonctionnent à plus d’un niveau, car elles portent à la fois sur des dangers réels qui menacent l’existence de mon personnage (retrouver ses pouces perdus, sauver l’île de son rétrécissement, retrouver son père), et sur des enjeux plus proprement littéraires et philosophiques : quels sont les pouvoirs de la littérature en ce début de millénaire? quelle est la solidité des mondes imaginaires et comment peuvent-ils résister au choc du réel? quel rôle peut jouer l’art? comment assurer le passage entre la fin d’un monde et son renouvellement? Mes personnages débattent du temps et de ses conceptions, de l’importance de l’art comme forme de résistance à un ordre social orienté vers la préservation de ses acquis, des rapports entre le réel et l’imaginaire, de la littérature et de son importance, de l’oubli et de la mémoire, du secret et de la culpabilité.
L’ironie vient bien évidemment de ce qu’il fallait que je sois rendu au terme du processus, une fois le dernier jeu d’épreuves du dernier tome corrigé, pour qu’enfin la vérité sur mon propre projet m’apparaisse. Le mot ne pouvait pas venir avant, il se cachait derrière le projet, attendant que tout se soit enfin figé pour apparaître enfin. Pour citer Rosset à nouveau : « il m’a fallu attendre de retrouver ce mot, à l’issue d’un long parcours du combattant linguistique, pour savoir enfin quelque chose de ce que j’avais éprouvé [et entrepris] mais n’avais pas réussi à penser, faute de pouvoir le formuler. » (p. 56)
Je ne l’avais peut-être pas formulé, mais il rodait déjà aux limites de mon écriture, comme une figure insaisissable. L’absence du mot ne m’empêchait pas de penser ou d’écrire, il me semble que Rosset se rend trop loin sur cette question, mais il laissait de l’indéterminé là où la précision s’imposait. Il apparaissait comme une énigme, imposant un régime d’opacité.
Ce pouvoir des mots m’étonne toujours. J’ai beau les manipuler sans cesse et avoir fait de l’écriture le centre de ma vie, ils signalent que cette maîtrise n’est jamais qu’une illusion.

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