Musement (à la William Gass)

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Un gant de cuir noir près de la fenêtre.
Une brosse à cheveux nacrée sur la commode.
Une boucle d’oreille en forme d’obélisque inversé au pied de la table à dessin.
Un bâton de rouge à lèvres laissé près d’un pot de peinture.
Une botte à talon aiguille étendue de tout son long au pied du lit.

Pourquoi faut-il que ces objets me parlent plus que les plus éthérés poèmes modernistes? Ils ne font pas que témoigner de mon désir, ils le suscitent et en attisent le feu. Ce ne sont pas de simples choses, ce sont des signes, plus légers que des spectres, et d’autant plus chargés de sens qu’ils ont été portés par un être désiré.

Je les reçois comme la promesse d’une jouissance que le commun des mortels ne peut connaître, sauf peut-être à l’approche de la mort, quand l’esprit commence à se dissoudre et que le théâtre intérieur de la conscience se meuble de fantasmagories et de phasmes plus minces encore que les branches du rosier au printemps.

Je m’avance le plus discrètement possible dans la pièce, attentif au moindre froissement de tissu. Les murs sont recouverts de toiles en partie complétées et de châssis de bois. Des bocaux traînent au sol, remplis de pinceaux aux poils délavés.

Je progresse lentement et, si je le pouvais, je décrirais tout avec la plus grande minutie. Mes yeux s’arrêtent sur les plus infimes détails, les taches de peinture sur le plancher et les meubles, les figures esquissées sur les toiles, les livres d’art empilés sur les vieilles étagères, les croquis jetés pêle-mêle sur une chaise, des chemises et des t-shirts noirs, des punaises de couleur fichées sur un babillard, des piles de journaux, des bottes de pluie, des crayons et des gommes à effacer.

L’homme qui s’entoure de fétiches, comme l’enfant se protège avec sa couverte, connaît un sentiment inégalé de sécurité, même à la face du plus grave des dangers, parce qu’il se ceint non pas d’objets matériels mais d’idées et de pensées. Il se protège parce qu’en s’ouvrant au temps du rêve, il troque sa carcasse humaine pour le corps virtuel du rêveur, devenu forme humaine libérée de tout ce dont la vie le leste en temps usuel.

Je passe la pièce au peigne fin, sans rien trouver d’inhabituel. Le silence est absolu, comme si on avait coupé le son. Épuisé, je décide de m’étendre sur le lit défait. Je n’ai rien d’autre à faire. Mon esprit est une brique inerte qui coule dans une eau verte et brumeuse.

Je regarde autour de moi, surpris du calme qui règne. Il y a quelque chose d’essentiellement reposant dans un lieu où les formes et les figures dominent, dans la pureté silencieuse de leur propre précarité. Je me sens comme dans un monastère à l’aube d’une expérience mystique.

Je ferme enfin les yeux, attentif au moindre bruissement. Dans ces moments de grande précision, je le sais sans avoir eu à y réfléchir : ce que je découvre dans une pièce n’est rien d’autre que ma vie intérieure extériorisée, projetée à la grandeur du monde.

Un gant de cuir bleu près de la fenêtre.
Une brosse à cheveux nacrée sur la commode.
Une boucle d’oreille en forme d’obélisque inversé.
Le mouvement infini de ma pensée…

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4 commentaires

  1. F
    Le 21 février 2010 à 15 h 15 min | Permalien

    ah, Bertrand, on devrait te contraindre à exercice quotidien du blog !

  2. Martin
    Le 22 février 2010 à 15 h 08 min | Permalien

    Pourquoi toujours mettre sur votre blog que des articles que vous avez déjà publiés? Par manque de temps, car vous connaissait ce n’est surement pas par manque de contenu. Il serait intéressant d’avoir de votre part (parce que cela est pertinent) vos opinions, voire états d’âme par rapport à tout ce qui se déroule dans le champ littéraire. Vos lecture, vos découvertes, vos activités, tout ce qui devrait faire l’objet d’un blog quoi!!!
    Après tout vous être une sommité, rien de moins!

  3. Le 21 mars 2010 à 2 h 00 min | Permalien

    Bertrand, vous n’avez pas ecris depuis un bout de temps. C’est beau ce que vous dites. Il y a beaucoup a comprendre. Ce serait un bonheur pour moi si vous visitiez mon site et mes pages. Pour le fun. Laissez un commentaire. Ca m’en fera un de plus. Au prochain blog!

  4. Émilie Hamel
    Le 9 avril 2010 à 11 h 44 min | Permalien

    Merci Bertrand Gervais, car grâce à votre texte, j’ai enfin compris ce que voulait dire « musement ».

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