Ne plus pouvoir s’extraire du réel.
C’est bien ce qui m’est arrivé cette année-là.
Je ne sais plus ce que j’ai fait le reste de cette journée du 11 septembre 2001. J’ai sûrement beaucoup parlé au téléphone. À mes amis et parents.
Nous avons eu, Allène et moi, de longs échanges infructueux sur ce que je devais faire. Les aéroports étaient fermés, les vols cloués au sol. Je me sentais comme un enfant entouré de ses valises qui attend à la porte de l’orphelinat que ses parents adoptifs viennent le recueillir. J’étais prêt à partir, mais aucune voiture ne s’arrêtait devant la grille.
En écoutant les bulletins de nouvelles, j’ai compris que le seul moyen de prendre l’avion était de me rendre à l’aéroport et d’y passer tout mon temps. Jour et nuit. Seuls les passagers désespérés recevaient l’autorisation de partir.
Je voulais que mon congé sabbatique commence enfin, j’avais déjà depuis quelques mois l’esprit ailleurs. Il n’était pas question que je reste à Montréal. C’aurait été un échec. Et il n’était pas question non plus que je laisse les événements décider de ma destinée. J’avais un roman à écrire. Des pages à remplir. Le onzième homme m’attendait. Et de pied ferme.
Il a fallu que je campe deux nuits de suite à l’aéroport avant de pouvoir gagner ma cause et d’embarquer sur un vol d’Air France.
L’atmosphère dans la cabine était fébrile. Étions-nous en sécurité? Quelque chose allait-il se passer? Les hôtesses de l’air multipliaient les vérifications, les cartes d’embarquement devaient être en tout temps visibles. Aucune file d’attente n’était permise aux abords des toilettes. Le repas fut servi froid.
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Mon projet de roman portait sur la photographie de 1932 de Charles Ebbets, « Lunchtime atop a Skycraper ».
Cette image présente des travailleurs lors de la pause de midi sur une poutre d’acier tout en haut du Rockefeller Center. Le gratte-ciel est en pleine construction et les onze ouvriers sont assis nonchalamment, les pieds dans le vide à cinq ou six cents mètres d’altitude. Ils portent des casquettes, certains fument, d’autres lisent un feuillet. C’est l’une des images les plus célèbres du vingtième siècle américain.
Les autres édifices paraissent minuscules en arrière-plan.
S’il eut fallu que l’un d’eux tombe, il se serait assurément transformé en falling man.
Depuis le 11 septembre, cette image ne me sortait plus de la tête.
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Je m’intéressais moins au photographe qu’à son cliché. Non pas qu’Ebbets ne soit pas un homme fascinant – né en 1905, il avait été pilote d’avion, coureur automobile, acteur, lutteur, chasseur dans les Everglades floridiens et l’un des premiers photographes américains –, mais mon projet portait sur ces hommes croqués sur le vif. Ils étaient onze comme s’il s’agissait d’un jury, siégeant à un procès perchés en haut d’une tour. Qui étaient-ils? Pourquoi n’avaient-ils pas peur de tomber?
Un examen même rapide du cliché montre des hommes nullement préoccupés par la précarité de leur position, qui est bien la seule chose que, nous, nous voyons. Juste à regarder la photo, on a le vertige. Et le caractère vieillot de l’image n’en réduit pas la portée, malgré son noir et blanc délavé.
Le premier homme à l’extrême gauche de l’image s’allume une cigarette à la flamme d’un briquet que son voisin immédiat lui tend. Le troisième discute avec le quatrième et, à voir leur posture, la discussion est animée. La plupart d’entre eux tiennent un feuillet qui ressemble à un tract ou à une affiche. On peut lire les lettres VO sur la feuille que tient le quatrième. Est-ce un appel au vote? Les cinquième, sixième et septième constituent un trio, et celui qui en est au centre tient une feuille, que les deux autres examinent. Il s’agit vraisemblablement de la même page, peut-être un pamphlet syndical. Le septième ne porte même pas de chemise. C’est torse nu qu’il est assis sur la poutre. Rien ne semble l’inquiéter. Les huitième, neuvième et dixième constituent un deuxième trio. Ils paraissent eux aussi discuter et deux d’entre eux tiennent la même feuille qui a dû leur être distribuée par leur délégué syndical juste avant le lunch.
Le dernier, le onzième, mon favori, ne participe pas aux discussions. Il tient un flasque dans sa main gauche. Un flasque, à cette hauteur! Son dos est très droit et sa casquette, relevée. Il est séparé des dix autres hommes, sur la photographie, par un immense câble qui traverse le cadre de haut en bas. Et il est le seul à regarder un tant soit peu la caméra d’Ebbets. Lui seul semble savoir qu’un homme est sur le point de les immortaliser. Leur quotidien, ce repas pris les pieds dans le vide – quelle insouciance… ils pourraient tomber à tout instant! – deviendra bientôtt l’une des images d’Épinal de la montée des gratte-ciel sur l’île de Manhattan et de l’industrialisation de l’Amérique.
Il était facile de croire qu’avec de tels casse-cou, le ciel appartiendrait bientôt aux New-yorkais et à l’Amérique tout entière.
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Mon intention était de prendre chacun de ces onze hommes et de leur inventer une vie. Je voulais reconstruire leur monde et en montrer l’austère beauté. J’avais appris que la plupart étaient d’origine irlandaise, sauf deux qui étaient des Hongrois, et un autre peut-être qui était Slovaque.
Le roman commençait juste après le départ d’Ebbets, avec son chapeau et son appareil, moment où les ouvriers reprennent le travail. J’avais choisi, un peu à la manière de E. L. Doctorow, d’adopter des conventions romanesques réalistes, tout en y insérant quelques éléments de transgression.
Il n’y avait pas de terroristes en ces temps-là aux États-Unis. Des révolutionnaires, oui. Des communistes. Des anarchistes. Mais pas de guerre de religion. Des Italiens, des Grecs, des réfugiés qui avaient fui la famine et le chômage, espérant trouver de quoi faire vivre leur famille. Des populations affamées prêts à repartir à neuf.
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J’aurais été le onzième homme.
Celui qui buvait de l’alcool de son flasque en regardant le photographe pointer son objectif vers le groupe. J’aurais été lui, parce que je lui ressemblais. J’avais été frappé dès les premiers instants par la physionomie de cet homme. Son visage bien structuré, son nez saillant sans être aquilin, ses cheveux pâles, ses yeux petits mais perçants. Ces traits sont aussi les miens.
Dans tout projet d’écriture, même le plus réaliste, il me faut un espace qui me soit personnel. Un cordon ombilical. Les lecteurs n’ont pas à en connaître la présence, il ne leur sert à rien de savoir que tel personnage est mon émissaire, celui par les yeux duquel je peux connaître ce monde que je ne fréquente que par du langage et dans le cadre d’un travail essentiellement aveugle. Mais ça me prend un truchement.
Je serais le onzième homme.
Il n’y a pas d’écriture sans projection.