J’aimais beaucoup aussi la photographie représentant Ebbets tout en haut du Rockefeller Center. Il y est accroupi, en équilibre à la croisée des poutres, sans aucun harnais ou filet de sécurité. Il porte un chapeau de feutre, tient une cigarette au bec. Son attention est tout entière tournée vers son sujet, qu’on imagine aisément être les onze hommes dégustant leur lunch. On voit en arrière plan, à travers le smog, la ville s’étendre à l’infini. Un édifice, peut-être l’Empire State Building, se profile au loin. Sa masse n’est pas imposante, mais il paraît très haut, comme un sommet enneigé.
La posture d’Ebbets dégage force et souplesse. On dirait un aventurier. This is a man atop of the world, se dit-on en regardant le cliché. Et cet homme capte le monde à l’aide de son appareil. Sans hésiter.
D’un simple clac de l’obturateur.
*
Windows are shuttered. Hope is shattered.
Je suis arrivé à Toulouse, le 17 septembre 2001, cinq jours plus tard que prévu. J’avais loué une voiture, une Renault Clio, comme la muse de l’histoire. Compte tenu de mon retard, elle avait été donnée à quelqu’un d’autre. Il a fallu que j’attende une nuit à l’hôtel de l’aéroport, dans un état de stupeur dû au décalage horaire, à l’absence de sommeil, au transit par Charles-de-Gaulle, à mes oreilles bouchées et aux attentats du 11 septembre.
Combien de temps cela prend-il pour assimiler un tel événement? Pour l’intégrer à sa vie? Le plus étrange était que je ne connaissais personne à New York, aucun de mes amis n’avait perdu la vie dans les tours pulvérisées. Et je n’avais jamais aimé le World Trade Center, beaucoup trop ostentatoire dans son désir d’être le complexe le plus imposant du monde.
Mais les tours s’étaient effondrées! Je les avais vues en direct.
Quand les gens couraient, le visage couvert pour éviter de respirer la poussière de béton en suspension, cela se passait pour vrai. Au moment même où je le voyais. Ce n’était pas du cinéma.
À quoi cela me servait-il d’avoir vu ces scènes? À rien.
Je ne pouvais m’empêcher de penser à ma fille à qui j’avais imposé The War of the Worlds, dans son remake de Spielberg et qui m’avait demandé, au sortir de la salle : « Father, why did you want me to see that? »
Le reproche n’était pas voilé.
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Mon expérience des attentats s’était réduite à ce spectacle télévisuel que je m’étais imposé à moi-même et qui n’avait aucune vertu cathartique. Il n’y avait rien à apprendre d’un tel spectacle, sauf peut-être, pour ceux qui n’y avaient jamais goûté, l’expérience de la nausée existentielle.
C’était en partie une question d’échelles ou de proportions. La violence des attentats s’était déroulée dans un temps extrêmement bref. Tout était terminé en quelques heures à peine, à l’image de l’explosion des bombes à Hiroshima et Nagasaki. Et la violence libérée n’était pas à échelle humaine, mais urbaine. C’était des tours que nous avions vues être attaquées, des monstres de verre et d’acier. Et les rares corps que nous avions pu voir, ceux des falling men, avaient très tôt été cachés. Les images avaient été censurées.
*
Ce qui n’était l’apanage que de quelques-uns, Cervantès, Diderot, Voltaire, est devenu la norme au cours de la deuxième moitié du vingtième siècle, un véritable lieu commun. Nous ne racontons plus, nous nous mettons en scène racontant. Et le monde ainsi décrit est constamment relativisé. Les feux des projecteurs sont braqués sur notre personne, sur nos projets, nos processus, nos pensées, nos intentions. Nous pratiquons le récit narcissique, métafictionnel et autoreprésentatif, dont l’autofiction n’est que la pointe de l’iceberg.
Je participe au mouvement, malgré mes résistances.
Une chose me paraît de plus en plus certaine par contre, et c’est que nous n’avons aucune prise sur le réel. Puisqu’il nous échappe, et que nous savons qu’il nous échappera toujours, nous nous réfugions dans la fiction, dans tout ce qui est d’ores et déjà médiatisé, espérant que cette médiatisation suffira à stabiliser notre réalité et à nous y ancrer, tandis qu’elle révèle avant tout notre fragilité et notre incapacité profonde à y adhérer.
Dépassés par les événements sommes-nous.
Dépassés.
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