Le onzième homme. “Lunchtime atop Ground Zero” 4/7

azf-toulouse

À Marsac, je croyais m’immerger dans mon travail et enfin oublier tout ce que j’avais laissé à Montréal, l’université, mon emploi du temps surchargé, les événements. Je parlais à Allène presque tous les jours, au téléphone ou par courrier électronique. Je me sentais loin, mais la campagne française du Tarne et Garonne, avec sa temporalité relativement calme, une fois les récoltes terminées, était apaisante. Je cueillais les dernières figues des arbres dans la cour arrière, sortait chercher mon pain derrière l’église et partait en Clio visiter les châteaux avoisinants, profitant des marchés pour m’approvisionner en viandes, légumes et vins.

Il a fallu, bien entendu, que l’histoire me rattrape sous la forme d’un nouvel attentat.

Le 21 septembre 2001, en matinée, un stock d’environ 400 tonnes de nitrate d’ammonium a explosé à l’usine AZF en périphérie de Toulouse. L’explosion a laissé un immense cratère, entraîné la mort de trente personnes, fait 2 500 blessés et de lourds dégâts matériels dans la ville rose.

La détonation a été entendue jusqu’à 80 km de Toulouse, mais je mentirais si je disais que j’ai ressenti le tremblement qui a suivi l’explosion. Le choc a surtout été intérieur.

Ça recommençait.

Les premiers reportages parlaient d’un attentat terroriste. Des musulmans avaient été retrouvés qui semblaient suspects. Les autorités menaient une enquête. Nous n’étions plus en sécurité nulle part.

*

À quoi ressemble le début d’un événement historique?

L’amorce d’une guerre mondiale, par exemple : comment sait-on que cela commence? Faut-il se mettre à la recherche de signes qui viendront confirmer la situation sur le point de se développer?  Je me souviens, enfant, avoir été intrigué par le fait que la Première guerre mondiale avait été provoquée par l’assassinat de l’archiduc Franz-Ferdinand par un jeune serbe à Sarajevo. Comment un assassinat dans un pays aussi lointain avait-il provoqué une telle hécatombe? Avait-on pu l’anticiper? Assistions-nous, en 2001, aux premières manifestations d’une Troisième guerre mondiale?

Nous avions connu en 1989 la chute du mur de Berlin et le démantèlement de l’Union soviétique, événements qui signalaient la fin d’une période trouble de l’histoire mondiale. Les attaques à New York et à Toulouse étaient-elles le prélude à une nouvelle période de guerre?

J’étais pessimiste.

*

Après quelques jours, le procureur de la République a abandonné l’hypothèse d’un attentat terroriste et opté plutôt pour un accident ou une erreur de manipulation. Mais le mal était fait.

Je n’étais plus en état de poursuivre Le onzième homme, mon projet de fiction sur la photo d’Ebbets. Mon roman paraissait bien naïf à la lumière des plus récents événements. Comme un souvenir d’enfance. L’époque ne se prêtait plus à un récit d’immigrés désireux de se refaire une vie, avec, en trame de fond, l’érection d’une mégapole moderne, symbole de la puissance du nouveau monde, mais à une histoire de fin du monde, avec des tremblements de terre et des actes d’une violence barbare. Les édifices ne montaient plus, ils explosaient et s’effondraient dans un assourdissant tonnerre médiatique.

*

Je ne parvenais plus à travailler et écourtait mes heures à l’ordinateur, préférant me promener en Clio sur les routes de campagne du Gers et de la Haute-Garonne.

J’apprenais à boire de l’Armagnac et des Madiran.

Un jour, je me suis même aventuré jusqu’aux abords de Toulouse. J’avais emprunté l’autoroute qui descend jusqu’à Carcassonne, dont je voulais voir la vieille ville réputée pour son enceinte médiévale. Peu après la ville rose, j’ai remarqué une longue file de voitures sur l’accotement. Je me suis arrêté, croyant à un carambolage. Il y avait une fumée très noire, une étrange odeur de terre. Mais ce n’étaient pas des voitures qui flambaient, c’était le cratère de près de 70 mètres de long de l’usine AZF. Ses installations bordaient l’autoroute qui servait de belvédère donnant accès au trou.

J’ai parlé avec les autres automobilistes hypnotisés par le paysage morbide du cratère. On comptait les morts, on comparait le trou à celui de Ground Zero, dont personne ne connaissait l’étendue réelle.

C’est sur le bord de cette autoroute, soumis à un étonnant vague à l’âme, que j’ai décidé de me rendre, le plus tôt possible, à New York voir le trou et tenter de capter le pouls de la vie à Manhattan après les événements.

Ma place n’était pas ici, dans une maison isolée dans un petit village entourée de terres labourées, à l’ombre d’un château qui n’avait pas vu la moindre bataille de toute son existence, mais dans mon propre pays, à Montréal et dans les rues de New York.

*

J’ai décidé de troquer mon projet de roman, totalement engourdi, pour le journal d’une déambulation.

Je me suis mis en tête de parcourir les rues de Manhattan et des quartiers environnants, afin de prendre des notes, des photographies et des mémentos de ce que j’allais apercevoir, expérimenter et vivre. Mes déambulations auraient pour but de débusquer les traces des événements, qu’elles prennent la forme de signes urbains – des graffitis, des affiches ou des vitrines de magasin, des manifestations artistiques, des lancements ou des lectures –; il s’agissait de sentir le pouls de la ville et de vivre à son rythme.

J’entendais adopter une flânerie active, posture développée par André, un ami géopoéticien. Il pratique la déambulation urbaine comme principe de création et rédige ce qu’il nomme des fragments nomades.

Si je ne pouvais plus recréer en esprit le New York des années 30, je pouvais peut-être m’immerger corps et âme dans le Manhattan du début du vingt-et-unième siècle

*

Ce nouveau projet d’écriture me convenait d’autant plus qu’il répondait à ma toute nouvelle conception de la création, fondée sur la présence de l’écrivain dans la ville et son immersion dans les événements du monde. Mon bref séjour à Marsac m’avait appris qu’il ne sert à rien de se retirer du monde pour faire une œuvre. Il ne faut pas s’attacher au passé, mais attaquer de front le présent. L’écrivain doit témoigner de la vie sans penser en devenir maître. Car il ne contrôle rien. Son devoir est de se mettre à l’écoute de ce qu’il perçoit, afin d’en témoigner.

Il est inutile de s’imaginer être le philosophe de l’allégorie de la caverne de Platon, celui qui se libère de ses chaînes et qui parvient à voir la vraie lumière des idées pures. Nous sommes dans la caverne, parce qu’il n’y a pas d’autre réalité, et le spectacle des ombres est notre seule expérience. Pour en rendre compte, il ne faut pas fantasmer une sortie, comme si nous pouvions reculer de quelques pas pour nous donner un meilleur angle, il faut plutôt s’avancer jusqu’à apercevoir le grain de l’image et chercher à comprendre le mécanisme même de la projection.

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