Le onzième homme. Apostille 7/7

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B. Gervais, "Les failles", 2002.

Qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est inventé dans ce que nous racontons?

La vie est un brouillon. On s’empare de certains événements pour en faire des récits qu’on espère cohérents.

J’ai tenté de reprendre mon projet. De me remettre à écrire Le onzième homme. Mais il était trop tard. On ne se bat contre la vie secrète des événements. La mise en abyme dont j’avais été témoin, dédoublement qui s’était produit de lui-même, sans que je n’y puisse rien, m’avait fait comprendre que ce matériau résisterait dorénavant à toutes mes entreprises.

Le monde s’était mis en scène de lui-même.

J’ai plié l’échine et rangé mes notes dans une boîte de carton.

*

Je croyais que ce choix était personnel, il était pourtant la contrepartie privée d’un événement réel, authentique.

Le lendemain du jour où je scellais la boite et la remisais au sous-sol de notre maison, aidé par Allène qui partageait ma déception, je recevais le courriel d’une amie écrivaine, fascinée elle aussi par les événements. Elle connaissait mon affection pour la photographie d’Ebbets et, sans se douter des résultats de mon voyage à New York, avait pensé m’envoyer un lien vers un article en ligne du New York Post.

J’y ai lu que la sculpture faite à partir de la photo d’Ebbets devait rester des mois près du trou. L’artiste, Sergio Furnari, l’avait complétée peu après les attentats et il avait voulu qu’elle serve au moral des troupes qui nettoyaient le trou. Quand j’ai pris mes deux photos, l’artiste venait d’y emménager son œuvre, raison pour laquelle il était accompagné d’un photographe venu témoigner de sa présence en ce lieu hautement symbolique de l’histoire américaine.

Malgré son patriotisme, l’œuvre n’a jamais été achetée et, après avoir circulé dans quelques villes des États-Unis, elle fut remisée dans un entrepôt de Queens. Un jour, le jour même où je déposais ma boite dans l’armoire des projets abandonnés au sous-sol, Furnari s’est aperçu, en passant à l’entrepôt, que son œuvre avait été vandalisée.

Un des personnages avait été séparé de la poutre d’acier et littéralement volé. Cette figure de près de 45 kg, au dos très droit et à la casquette relevée, c’était le onzième homme, l’homme au flasque.

Mon truchement.

*

Ce bref article me confirmait que le lien que j’avais établi avec le onzième homme s’était définitivement défait. Je venais d’être, avec lui, arraché à la poutre.

« Je me sens comme si une partie de moi avait été volée, une partie de ma vie »,  a déclaré Furnari au New York Post.

Qu’il sache que je compatis à sa douleur.

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