Le onzième homme. “Lunchtime atop Ground Zero” 6/7

B. Gervais, « Lunchtime atop Ground Zero. Bis », 2002.

B. Gervais, « Lunchtime atop Ground Zero. Bis », 2002.

Me voici rendu au cœur de mon récit. J’entends rester le plus proche possible des événements. Je ne sais pas s’ils parlent par eux-mêmes, mais c’est un matériau d’une richesse qui m’étonne encore, après toutes ces années.

Qu’y avait-il de l’autre côté du garde-fou, aux abords du trou?

Qu’est-ce que je retrouve encore maintenant sur la photographie que j’ai prise spontanément?

Le cliché est une mise en abyme. De celle que l’esthétique contemporaine nous a appris à apprécier. On y voit un photographe habillé de noir, avec son lourd sac en bandoulière sur son épaule droite. Il prend la photographie d’un homme habillé quant à lui d’une tuque beige, de lunettes, d’une veste de mouton renversé et surtout, surtout, entre ses mains, la reproduction de plus de 90 cm par 60 cm d’une photographie en noir et blanc.

Qui est cet homme qui tient la photographie? Au moment de prendre mon propre appareil, je ne le savais pas. Je ne suis pas allé lui demander son nom, trop médusé pour faire quoi que ce soit. Je me suis dit tout de même dit, au moment de presser sur le déclencheur, qu’il devait s’agir d’un sculpteur, du sculpteur. Et s’il avait voulu se faire immortaliser avec cette reproduction d’une photo des années trente, c’est parce qu’il avait fait une sculpture reproduisant ce qu’elle  représentait.

Cette œuvre, longue de plus de quatre mètres, était montée sur un camion, devant les colonnes doriques de l’édifice. Au dessus de la sculpture flottait un drapeau américain.

L’artiste avait réussi à placer son œuvre tout à côté de la rampe qui menait au belvédère qui donnait sur le trou. Il voulait se faire prendre en photo devant son œuvre avec entre les mains une reproduction du cliché qui lui avait servi de modèle.

Ce cliché, c’est évidemment « Lunchtime atop a Skycraper » de Charles Ebbets.

*

Je ne veux pas en faire une métaphysique. Le simple constat me suffit : les boucles, les répétitions, les échos nous rappellent que l’univers, dans sa complexité, nous dépassera toujours. Nous n’en voyons jamais que les manifestations les plus évidentes.

La seule façon qu’on puisse penser contrôler le monde, c’est en s’en retirant et en réduisant à sa partie congrue ses innombrables événements. Car dès l’instant où l’on choisit de s’y immerger, s’ouvrant à ses flux et reflux, on perd toute velléité de maîtrise, heureux simplement d’en recueillir l’écume.

J’ai tendu mon appareil et capté un précipité. La vie est une grande opération chimique.

*

J’ai pris deux photographies.

La première est celle de la sculpture elle-même, en style panoramique. Les onze hommes sont présents. Certains détails sont modifiés, mais les principaux ont été conservés, jusqu’au flasque du onzième homme, dont la posture a été reproduite avec un certain succès. J’ai commencé par ce cliché, preuve que c’est d’abord et avant tout la sculpture qui a attiré mon attention. Déjà en soi, la présence de cette image des onze hommes sur leur poutre avait de quoi me jeter à terre. Mais c’était sans compter sur le hasard qui a voulu que je sois là quand l’artiste s’y était présenté.

La seconde est celle du couple du photographe et du sculpteur. Elle est verticale. Sur le cliché, il ne reste plus que sept des onze ouvriers. Les deux de gauche et les deux de droite sont hors cadre. Mais ce que l’image perd en extension, elle le regagne en densité.

L’image multiplie les couples : le photographe et son modèle, l’artiste et son œuvre, la photo de 1932 et sa reproduction, les deux photographies, la mienne et celle d’Ebbets, les deux projets, la sculpture et mon roman qui venait de connaître une fin abrupte.

L’image engage ensuite à un étonnant parcours temporel, depuis le passé lointain de l’érection du Rockefeller Center et le passé récent de l’écrasement des tours du World Trade Center, jusqu’au présent inattendu de ma présence en ce lieu, après une matinée de déambulations. Quelles cordes a-t-il fallu nouer toutes ces années pour faire en sorte que cette situation se réalise? Que je sois là, à ce moment précis, et que mon regard se porte là, à cet endroit précis où les nœuds forment des boucles?

Quelle singulière trame d’espace et de temps…

*

Nous avons été voir le trou, Marc et moi, à l’heure indiquée sur le billet.

Nous avons contemplé le vide laissé par les tours pulvérisées. Nous avons vu des camions aller et venir, leur bennes pleines de pierres concassées, des bulldozers déplacer des amas de rocs, des hommes avec des casques jaunes discuter, leur walkie-talkie à la main. Les édifices autour paraissaient anodins.

Nous avons vu le trou.

Il n’y a rien de plus à dire. C’était un trou comme un autre. Si nous n’avions rien su des événements du 11 septembre, l’activité dont nous avons été témoin ne nous aurait pas permis d’inférer l’importance symbolique du chantier.

Un trou n’a pas d’aura. Ce n’est qu’un trou.

Le cratère de l’usine AZF à Toulouse n’était pas moins émouvant que le trou du World Trade Center. Peut-être bien parce que toute destruction, quelle qu’elle soit, est une faille.

*

De cette journée, j’ai retenu un enchaînement : j’ai photographié un homme qui photographiait un homme qui tenait la photographie d’un homme dont j’avais voulu hanter l’œuvre.

Quelles strates existentielles s’enchevêtraient en cet instant?

La conclusion en était pour moi irrémédiable : un cycle qui avait débuté presque cinq ans plus tôt, quand je m’étais arrêté sur la photo d’Ebbets en m’imaginant la vie du onzième homme, venait de trouver sa fin dans cette mise en abyme improvisée.

*

Quelle est la vie secrète des événements? Les attentats qui avaient rendu désuet mon projet sur la photo d’Ebbets étaient les mêmes qui m’y ramenaient par un étonnant raccourci. Et ils le faisaient non pas tant pour me permettre de le redémarrer que pour m’indiquer qu’il était déjà enseveli. Je devais en faire mon deuil.

Ce n’est plus moi qui tenais la photo d’Ebbets dans mes mains, mais un artiste, qui cherchait lui-même à figer le temps, immobilisé entre les deux versions de l’image.

La fin est une origine, nous disent les mythes. Il n’y a pas d’événement à sens unique, nous expliquent les philosophes. Et les événements, soulignent enfin les écrivains, riment entre eux. Ils s’agencent, s’organisent en grappes compactes, créent des rhizomes, se déploient en réseaux complexes dont nous ne percevons que les manifestations les plus évidentes.

Nous sommes des myopes qui ne voient que les pics les plus élevés des icebergs et qui grelottent, leurs pieds nus posés sur de la glace.

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