Comme sur un vol d’Air Transat

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Un petit cadeau.

Faites comme si vous étiez sur un vol d’Air Transat. L’avion vient de décoller. Les hôtesses ont fini leur baratin habituel. On vous a servi un Coke diet. Vous tendez la main, prenez le magazine dans la pochette devant vous, l’ouvrez et découvrez un texte que vous vous mettez à lire. C’est une nouvelle. Son titre? « Comme dans un film des frères Coen ». L’auteur? Votre humble serviteur. Le contenu? Here it comes.

Vous me remercierez plus tard.

Comme dans un film des frères Coen

Une femme.

Toutes les femmes debout dans les allées faiblement éclairées.

Celles qui portent une ceinture qu’elles attachent et détachent avec ostentation. Ces femmes nous recommandent d’une voix posée: « Veuillez attacher et ajuster votre ceinture de sécurité. Je vous rappelle qu’il est strictement interdit de fumer dans les toilettes… » Et je me demande à quoi ressemble un homme qui vient d’avoir cinquante ans.

*

Dans le Boeing qui nous ramène à Montréal, je demande à Carole d’intervertir nos places.

Je suis collé contre le hublot et je déteste ça. Je veux pouvoir me lever subitement. Me rendre aux toilettes sur un coup de tête. Ma liberté de mouvement est une condition sine qua non de ma tranquillité d’esprit. Ou une forme mineure de claustrophobie. À mon âge, on ne fait plus la différence.

*

Le ministre du Little White Chapel de Las Vegas, où nous nous sommes mariés, était convaincu que la meilleure façon de faire durer le mariage était pour le mari, quand les choses allaient mal, de prendre son épouse par l’épaule, de la regarder dans le blanc des yeux et de lui dire : I love you.

Il n’y avait pas de meilleur remède. Lui-même appliquait la recette depuis plus de cinquante ans et son épouse était une femme comblée.

C’est le même pasteur qui, au moment de sortir la cassette de la caméra vidéo, s’est rendu compte que le mécanisme était bloqué : « Darn! It jammed. »

On avait payé 100$ pour un enregistrement de la cérémonie. Le ministre ne voulait surtout pas nous rembourser. Nous nous sommes mariés deux fois, Carole et moi. Deux fois en l’espace de dix minutes. La première était une répétition pour la seconde. C’est le contraire d’un shotgun wedding. Et ça explique pourquoi, sur la cassette, je pouffe de rire au moment où Carole fond en larmes.

*

Entre deux passages de l’hôtesse, Carole m’examine de son regard intransigeant. Je me sens toujours coupable quand elle me regarde ainsi. Les secondes s’égrènent tandis que notre café refroidit.

- Tu ne vas pas encore te mettre à écrire.

- Pourquoi pas? J’ai sorti mon carnet. Il n’y a rien d’autre à faire.

- Nous sommes ensemble, cela ne suffit pas?

- Absolument, mais ce n’est pas une raison pour ne pas écrire.

- Tu pourrais faire autre chose.

- Tu veux quoi, que je fasse des origamis?

- Quand tu écris, je ne sais jamais où tu es.

- Pas très loin, comme tu peux voir…

- C’est pas seulement que je ne sais pas ce que tu penses, ça c’est clair que je l’ignore et je m’en fous, mais je ne sais pas où tu es quand tu écris.

- Physiquement?

- Ne fais pas l’idiot. Qui écrit quand tu prends ton stylo? Es-tu un homme marié avec enfant ou un célibataire sans attaches en quête de nouvelles conquêtes?

- I love you.

*

Dire que nous avons failli ne pas nous marier. Un moment d’hésitation et vlan! le coup est parti.

À Las Vegas, on peut se faire décerner un marriage certificate jusqu’à minuit. Nous sommes arrivés à l’hôtel de ville juste avant qu’ils ferment les portes. Nous étions excités. La préposée avait sa liste de questions pour lesquelles nous avions toutes les réponses. Sauf une. « Did you ever have a social security number? » Il m’a fallu y penser à deux fois. C’était une fraction de seconde de trop.

« I can’t give you a licence, if you’re not sure. Check your facts and come back. Next! »

Plaider n’a servi à rien. Il nous a fallu rebrousser chemin.

- Tu l’as fait exprès.

- Mais non, tu étais là.

- Inconsciemment.

- C’est ridicule. Tu ne peux pas dire ça.

- Tu as saboté notre mariage.

- Comment devais-je savoir que l’hésitation était mortelle?

- Tu aurais pu le prévoir. Je sais, en surface, tu n’y es pour rien, mais je te connais, Olivier Patoine, inconsciemment, tu résistais. Alors à la dernière seconde, tu t’es défilé.

- Tu étais là comme moi, tu as bien vu que je n’ai pas hésité sur le mariage, mais sur une question de détail.

- Mais tu as hésité. La porte s’est entrebâillée et tu as mis ton pied.

*

Après une nuit blanche, trois crises de larmes, un interminable conciliabule, quatre doubles scotches, une morsure auto-infligée à l’avant-bras droit, de multiples discussions, une bouteille de champagne vidée dans le lavabo, des accusations, il a été décidé de retourner, à la première heure, au bureau des licences de l’hôtel de ville, de s’y rendre en costume de mariage et de jouer aux innocents. Si on arrivait dès l’ouverture des portes, les chances étaient bonnes que notre demande refusée n’ait pas encore été traitée et inscrite dans le registre informatique, qu’elle traîne plutôt sur une pile de dossiers au coin d’une table, et que nous puissions remplir à nouveau les formulaires, comme si de rien n’était, le sourire aux lèvres et les doigts croisés.

Une consigne m’était tout particulièrement destinée : sous aucun prétexte, pour aucune raison, je ne devais hésiter à répondre aux questions.

*

- Carole… Carole? Tu dors?

- Je dormais, je ne dors plus. Tire tes propres conclusions.

- Je ne voulais pas te réveiller.

- Tu voulais quoi alors, Olivier?

- Je ne tiens plus en place.

- C’est pas une raison pour me réveiller. Déjà que tu bouges tout le temps. Dormir à tes côtés, c’est faire de la route sur un chemin de terre en plein orage électrique.

- Ils sont tous électriques, c’est pour ça qu’on les appelle des orages.

- Si c’est pour me corriger que tu m’as réveillée…

- C’est plus fort que moi, désolé.

- Ouais.

- Je me demande si on n’a pas fait une erreur…

*

Dans le stationnement derrière le Little White Chapel, entre les limousines blanches et les voitures de location, des pétales rouges dans les cheveux, un certificat de mariage signé et contresigné par les autorités locales en main, une bouteille de champagne vidée de son contenu sous pression, nous avons ri comme des hyènes. Jamais de ma vie je ne m’étais senti comme dans un film des frères Coen. C’était exubérant.

*

- Qu’est-ce que tu racontes?

- C’est plus fort que moi. Je pense à notre équilibre. À notre intimité. Nous sommes maintenant comme nos parents. Mariés.

- Tu n’es pas sérieux!

- Nous nous sommes assagis.

- Tu aurais pu y penser avant.

- Comment pouvais-je prévoir?

*

Je ferme la porte des toilettes avec soin et me passe la main dans les cheveux. Quand je me regarde dans le miroir, ce n’est pas moi que je découvre, mais une parodie. Désolante.

Dans ma tête, j’ai encore vingt-cinq ans. Ou trente. Ce n’est pas important. Je suis grand et maigre, une légère toison dessine un triangle isocèle sur mon torse, mon ventre est plat et mes biceps, saillants.

J’ouvre les yeux, et c’est un quinquagénaire qui me retourne mon regard. Un homme légèrement bedonnant, aux muscles alourdis et au teint blafard. Il lui reste encore des cheveux, mais ils ont commencé à grisonner. Et quand il rentre la tête, un double menton apparaît qui déforme son visage. Le verdict est sans appel.

*

Je reviens penaud à mon siège.

Le 50 D.

Les lumières sont tamisées, l’aération est assourdissante.

Carole n’est plus là. Je vérifie le numéro de la rangée. C’est le bon. Carole est partie. Ce n’est pas seulement son siège qui est vide, ses affaires sont absentes!

Carole? Carole?

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