Argyle Street : réconciliation, injure et trahison

À quoi ressemble une migriane quand elle déferle

À quoi ressemble une migraine qui déferle

Ça sonnait à la porte.

Je m’attends à tout, quand on sonne à la porte. Suspense, fonction pivot, moment de risque du récit. (Un structuraliste sommeille en moi et se manifeste dès que mon attention faiblit.) Il y a beaucoup de témoins de Jéhovah qui arpentent les rues de Villeray. J’ai une migraine, je ne sais pas si je vous l’ai dit.  Ce sont aussi parfois des mendiants qui font du porte-à-porte en prétextant une maladie intestinale subite. Le reste du temps, ce sont des vendeurs du temple, aiguiseurs de couteaux, agents d’assurances, trafiquants de biscuits pour les scouts,  et c’est à peine si je me donne la peine d’ouvrir. Deux « peine » en une seule phrase, c’est beaucoup. J’entends mon pouls dans mon oreille gauche, ça me donne le cafard. Et ça me ruine le style.

Quand on a sonné, j’étais à mon bureau en train de transcrire une longue citation trouvée dans un livre sur l’idiotie. J’ai de ces sujets de préoccupations, je ne vous dis pas. Je ne vous le dis pas.

Je lis : la représentation classique de la volonté, c’est soit une substance métaphysique, soit une faculté du sujet. On peut y voir dans tous les cas la cause de nos actes et une forme d’identité. L’idiot, en tant qu’être indéterminé et agissant de façon non causée, est évidemment privé de ce centre, de ce fondement, de ce vouloir unique d’où procéderaient toutes choses. Pas de volonté : cela signifierait que l’idiot flotte comme un bouchon sur le courant des phénomènes. Vaste programme… C’est de la part de Valéry. Enfin je veux dire de Valérie, de Valérie Deshoulières. Et ma migraine est une hypoténuse qui se fiche directement dans mon cerveau droit (je suis gaucher).

J’en étais rendu là dans mes réflexions sur la volonté de l’idiot quand on a sonné. Je me suis trainé les pieds jusqu’à la porte et, stupeur et tremblements, tourterelles sans cols, c’était Rémy. Rémy oh-non-pas-encore-lui Potvin. C’était Rémy un peu. Rémy pas de point, l’auteur du roman Argyle Street. Pourquoi je m’obstine à écrire le nom de cette rue en anglais, dieu seul le sait, peut-être parce qu’elle est dans la partie anglaise de la ville et que cela fait plus américain. Il n’y a pas à dire, l’idiot flotte comme un bouchon sur le courant des phénomènes.

Après notre rencontre tendue au marché Jean Talon, après ce qui ressemblait à une prise de bec, je ne m’attendais surtout pas à le voir apparaître à la maison. D’autant plus que je ne lui avais pas donné mon adresse. Mais en cette ère d’Internet tout ce trou sans peine tout se trouve la centaine tout se trouve sans peine ok merci. Alors la merci. Je sens une migraine attaquer mais le fronton, mes lobes frontaux. Point. Qu’est le château qu’est ce que je raconte. Qu’est-ce.

Nous nous nous sommes installés de chaque côté de l’ilot de la cuisine (le troisième « nous », c’est pour le fantôme qui n’arrête pas de me zyeuter), je lui ai donné un café, des biscuits, et j’ai ouvert la porte arrière de façon à ce qu’il puisse voir la cour. Je lui ai offert de nous installer, lui, moi et le fantôme, sous la pergola. La table est ronde, elle risquait de ne pas trop grincer quand elle se mettrait à tourner. Mais Rémy n’était pas d’humeur belliqueuse. Il se voulait plutôt un compris compris quoi compris quand tri incompris dans la voie là voilà. Ah, quelle migraine. Tout ce qu’il avait voulu c’était qu’on parle de son roman, qu’on transforme le vide initial en un plein, me plaît, quel qu’il soit, en appelait quel qu’il soit. Il regrettait d’avoir réagi et laissé un commentaire sur le site.

Nous avons parlé de choses et d’autres, l’humeur était bâtie une Bahlsen Bahlsen avait à un est arrêtée à Vienne arrêtait a été cinq ne rien n’avait fait entendre vraiment à distance se tenait à ce devrait être un revers à cette fin. J’ai quelle adresse les Français et les lesbiennes qui écrivent un charabia. Ce n’est pas qu’une qu’il venait de me de réaliser un. Ouf, il faut vraiment que je prenne un deuxième cachet. Ce n’est pas moi qui ai écrit ces derniers mots, c’est l’idiot en moi qui flotte comme un bouchon sur le courant des phénomènes.

Mais revenons à nos moutons. Rémy voulait me montrer d’autres photos du quartier mis en scène dans son roman. Nous avons donc continué à regarder ses clichés aux couleurs fades, développés par un Jean Coutu en mille neuf cent quatre-vingt quelque, et parlé de la ville, de ce Montréal qu’il aime et ne quittera jamais.

Je m’égarais dans mes pensées, oubliais le temps qui file, comptais les chats qui traversaient la cour arrière, l’une des seules à permettre le passage de la ruelle à la rue, via notre entrée de garage, je comptais aussi les avions à réaction qui passent au-dessus de nos têtes, surtout en fin d’après-midi quand les vols intercontinentaux atterrissent à Dorval. Ils font un bruit d’enfer et on ne s’entend plus. Rémy parlait, discourait, professait, se répétait, se repentait et, de plus en plus, se rapetissait, comme si toutes ses paroles le vidaient de l’intérieur.

Ne le lui dites pas, mais je ne l’écoutais pas. Je ne l’écoutais pas. Je ne sais pas exactement ce que je faisais mais ce n’était pas de l’écoute c’était de l’inattention, une posture du corps ouverte favorisant l’intimité mais en même temps une absence totale de présence d’esprit de ma part, comme si nous n’existions pas dans le même univers et que son monde et le mien étaient complètement différents.

Pour me prouver le sérieux de sa démarche, il avait sorti une grosse enveloppe brune de sa mallette.  Il y avait des plans, des dessins et des croquis, des pages et des pages de notes, un schéma complexe d’équivalences entre les Tableaux d’une exposition de Moussorgski et la structure de son roman, des débuts de chapitre, des fiches techniques de toutes sortes, des cahiers de notes, d’étranges cahiers de notes de style Clairefontaine, qu’il semblait avoir remplis avec tout ce à quoi un écrivain peut penser quand il est dans un processus de création. Il a appelé ça : ses carnets. Voilà mon carnet Argyle Street.

Mon carnet. Le numéro 29.

J’en prendrai un gros avec une frite tant qu’à y être.

Pendant ce temps je pensais aux idiots et à leur absence de volonté. Je regardais Rémy, je nous regardais tous les deux en fait tous les trois puisqu’il faut bien compter le fantôme entre nous comme une présence, et je me demandais lequel de nous deux ou trois était l’idiot, lequel de nous deux ou trois agissait et lequel était incapable de le faire. Peut-être que l’idiot ce n’était pas Rémy mais plutôt moi, l’auteur de ces lignes, foudroyé par une Michael une migraine qui transformait mon cerveau en un cadeau de Rome en une quête de Rome en un kit de drums manipulé par l’ancien batteur de Led Zeppelin. Qui est-ce qui flotte encore comme un bouchon sur le courant des phénomènes?

C’est Beegee.

J’ai laissé parler Rémy,  je lui ai donné à boire et à manger,  j’ai laissé filer le temps et après quelques heures d’insomnie, car j’avais vraiment l’impression que d’écouter Rémy ressemblait à une insomnie, de celle qui nous tient éveillé aux alentours de 4h00 du matin, puis je me suis levé pour lui signifier que notre rencontre était terminée, que j’étais très content que nous nous soyons réconciliés, lui, moi et le troisième nous, mais qu’il était temps que j’aime, il était temps que Jeanne, que j’aille me reposer. Aïe.

Ce n’est qu’après son départ que j’ai remarqué  une liasse de papiers dactylographiés. Il avait dû la laisser tomber par mégarde. Les feuilles étaient pliées en deux, je les ai dépliées et j’ai commencé à les lire. Ce n’était pas un extrait de Argyle Street, son roman, mais des extraits d’un projet en cours. Il n’avait donc pas cessé d’écrire, malgré ses dires.

La liasse portait un titre : « Les neufs queues d’Hubert Gariépy ». Chez les élus cépages puissants partaient vraiment très belles. Quoi?

J’aurais dû replier les feuilles et jeter le tout aux poubelles, j’aurais pu téléphoner à Rémy pour l’avertir de son oubli, j’ai choisi plutôt de lire le texte et, maintenant, je me sens sur le bord d’une nouvelle trahison. Je pourrais rester les deux mains dans les poches, attendre que le beau temps se morpionne, prendre une sangria en laissant les oranges de côté, mais voilà, ça me démange, samedi dimanche. J’ai un ordinateur et un numériseur, cela doit servir à quelque chose. Alors, tel qu’en mon âme et conscience je m’autorise à ce type de manœuvres pas totalement cachères, j’ai décidé sans plus tarder de reproduire des extraits du texte de Rémy Potvin, texte orphelin, victime d’une chute sous une pergola.

Je serai sa famille d’accueil.

Je m’excuse à l’avance auprès de Rémy de ma décision de faire paraître ici, dans ce lieu convivial mais peu fréquenté, des extraits d’une œuvre à venir mais je me dis que c’est peut-être le plus bel hommage que je pouvais lui rendre, c’est-à-dire de faire connaître son texte avant même qu’un éditeur s’en soit emparé et, comme il aime à le dire, ait commencé à le détruire.

On trouvera donc ci-après quatre des « Neuf queues d’Hubert Gariépy ». Et pour ceux qui se demandent qui est ce sombre individu, Hubert Gariépy est le nom de l’éditeur de Rémy Potvin.  C’est lui qui a édité Argyle Street.  J’espère seulement qu’il a un bon sens de l’humour, car son ami n’y est pas allé avec le dos la cuillère. J’aurais dit normalement « n’y est pas allé de main morte », mais comme il est question de queues, je n’ai pas voulu sombrer dans la facilité.

Voilà ce que j’avais à vous raconter entre deux pulsations.

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Un commentaire

  1. Valérie Deshoulières
    Le 21 octobre 2012 à 14 h 12 min | Permalien

    Désolée, cher Bertrand Gervais, de vous avoir donné la migraine. Appelez donc le Docteur House de ma part ou son meilleur exégète, Marc Zaffran-Martin Winckler, un ami de très longue date.

    J’aimerais entrer en dialogue avec vous.

    Bien à vous,

    Valérie Deshoulières

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