Un défaut de fabrication 1

« Nul ne met en doute la bonté de la réforme qui laissa les gauchers, mes semblables, écrire à leur main. Les contrarier les eût précipités dans une population vague de bègues, de pervers ou de névrosés, dit la théorie »

Michel Serres, Le Tiers-Instruit, Éditions François Bourin, 1991, p. 21-22.

Sur les chaînes de montage, toutes les voitures sont égales.

Elles sortent les unes après les autres des griffes des machines, identiques pour l’essentiel et prêtes à être vendues. Rien n’y paraît lors des premiers kilomètres, voire des premières années, mais peu à peu apparaissent d’importantes différences. Les unes répondent correctement aux exigences de la route et des saisons, les autres ne résistent pas. Leurs pièces connaissent d’innombrables avaries, il faut sans arrêt les ramener chez le détaillant pour les faire réparer. Ce sont, comme le veut l’expression, des citrons.

Dans ma famille, mon frère et ma sœur étaient en parfaite santé; moi, j’étais le citron, ce que l’accumulation des problèmes, tout au long de mon enfance, semblait confirmer. Il s’était passé quelque chose sur la chaîne de montage. Il y avait comme un défaut de fabrication.

Il s’est avéré ainsi que je n’étais pas droitier, mais gaucher. Quand on me demandait de faire des dessins ou d’écrire des lettres, je me servais de la main gauche. Je prenais le verre qu’on me servait ou le pain qu’on me tendait de la même façon. Mon œil directeur était le gauche et mon lobe dominant était le droit. Or, ce n’était pas naturel. C’était une imperfection qu’il fallait à tout prix corriger.

Mon père était, sur le sujet, intraitable. Son fils ne resterait pas gaucher. Il ne serait pas comme les deux préposés aux écritures de la banque qu’il fréquentait et qui devaient se tordre le poignet pour rédiger les reçus des transactions opérées. Ils étaient inélégants dans leur façon de faire, se salissaient la main sur l’encre encore humide et se montraient étrangement gauches dans toutes leurs actions. Cela choquait son sens des convenances, et s’il avait été le maître des scribes, il aurait renvoyé sur le champ ces deux préposés.

Mon père voulait ce qu’il y avait de mieux pour son fils, même s’il fallait pour cela aller contre sa nature même. Je fus donc inscrit en pré-maternelle, ancêtre des garderies, avec mission expresse de corriger cette manie que j’avais de me servir de la mauvaise main. Il ne fallait pas me laisser à mon inclinaison naturelle, qui pouvait mener, si elle n’était pas combattue, aux pires tendances, voire à une vie de débauche. Nous avions une belle maison blanche dans un quartier cossu, une Cadillac décapotable, des vêtements à la mode, il fallait que le tableau soit parfait sur toute la ligne.

La directrice, une femme d’un certain âge et d’une mentalité correspondante, partageait les avis de mon père et entreprit avec entrain de me ramener dans le droit chemin.

Je serais incapable de décrire cette femme, ni même de dire que j’ai beaucoup souffert sous sa gouverne, mais je me souviens de coups de baguette sur les doigts quand je prenais mes crayons de cire de la main gauche, je me souviens d’avoir eu le bras attaché derrière le dos, histoire de me contraindre à utiliser le bon, je me souviens d’avoir connu des états de confusion intrigants où mon corps m’apparaissait comme une chose étrange réfractaire et difficile à manipuler. Pendant que les autres enfants jouaient dans l’aire de jeu aménagée, je faisais des heures supplémentaires à dessiner des lettres sur des feuilles volantes et à reprendre cent fois les mêmes exercices.

Au bout d’un an, j’étais guéri… Je pouvais commencer l’école sans crainte, c’est de la main droite que je saisirais mes crayons et que j’écrirais mon nom sur les formulaires de l’école. C’est de la main droite que je ferais mes plus beaux dessins au tableau et que je saluerais mes amis. Jamais je ne salirais ma main avec de l’encre fraîchement déposée sur une feuille. Le tableau était parfait. Plus rien ne dépassait.

Plus rien.

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Un commentaire

  1. Francis
    Le 2 décembre 2010 à 16 h 21 min | Permalien

    Je sais que ton texte ne traite pas directement de honte, mais il m’a tout de même fait penser à cette citation de Nietzsche :

    « Que trouves-tu de plus humain? – Épargnez la honte à quelqu’un. »

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