Un défaut de fabrication 2 : mon devenir droitier

Pierre Alechinsky, Soleil dans la tête

Pierre Alechinsky, Soleil dans la tête

« -Êtes-vous du nord?

-… du tout. Vous ne devinerez jamais. Parfois un client me prend pour un Suisse, souvent je passe pour un Alsacien ou un Luxembourgeois. Personne n’est encore tombé juste, à l’exception d’un ancien…

-Belge?

- Bègue, monsieur. Je fus bègue. On nous apprenait à parler ain-si : en ar-ti-cu-lant tou-tes les syl-labes, nous devions chanter les mots. »

Pierre Alechinsky, Des deux mains, Mercure de France, 2004, p. 26.27.

Au bout d’un an, j’ai pu commencer à écrire de la main droite. À conserver ma main gauche sur mes cuisses et à tendre le bras droit pour prendre mon stylo. J’avais, par contre, commencé à zozoter, ce que je ferai jusqu’au début de l’adolescence. Personne ne faisait le lien, et un médecin a même proposé l’hypothèse, amusante au demeurant, que ma langue était simplement devenue trop grosse pour ma bouche. Mon zézaiement disparaîtrait de lui-même quand le reste de mon corps rejoindrait le stade de développement de ma langue. Cela dura de longues années, et il fallut que mon père, chauve comme il se doit, me fasse prendre des cours de diction pour régler le problème. J’appris à déclamer des discours et à réciter des fables. Comme si j’avais un don de prémonition, j’avais choisi d’interpréter pour le spectacle de fin d’année, exercice imposé dans ce type de cours, la fable de la Fontaine, « Un homme entre deux âges,  et ses deux maîtresses ». Je ne me souviens plus du texte, simplement du dépit de ma mère qui trouvait mon inconscient trop futé et, surtout, de la terreur qui m’a envahi quand, sur la scène de l’école, les mots avaient commencé à m’échapper. Je voyais tous ces regards tournés vers moi, et j’ai dû fermer les yeux pour retrouver un semblant de calme et les premiers mots de la fable. Je les avais sur le bout de la langue, il fallait simplement que je pense à autre chose.

Je souffrais aussi d’un très léger strabisme de l’œil gauche, qui me forçait à répéter d’inlassables exercices destinés à corriger mon œil, déclaré paresseux. Assis sur mon lit, je devais suivre des yeux pendant au moins dix minutes un point qui se déplaçait d’un côté à l’autre de la chambre, en haut, en bas, en avant, en arrière. C’était amusant à faire, même si les premiers temps, ces exercices me donnaient la nausée. Les résultats étaient médiocres et l’optométriste finit par me prescrire des lunettes.

L’une de mes jambes n’était pas droite. On devine laquelle. Quand je marchais, mon pied gauche roulait vers l’intérieur. Je trébuchais souvent, maladroit comme un canard lourdaud. On pensa quelque temps me faire porter des souliers orthopédiques; on soupesa même l’idée de me faire dormir avec des souliers attachés à une barre de fer, qui servirait de tuteur redressant ma jambe durant la nuit. Cela fonctionnait pour les jeunes arbres et les plantes fragiles, il n’y avait pas de raison que ça rate avec mes cannes. Et le traitement était utilisé entre autres pour les enfants atteints de la polio. C’était à mes yeux l’humiliation la plus complète. Dormir avec des entraves, comme un prisonnier enchaîné.

Heureusement, l’idée fut abandonnée, et on me laissa clopiner à ma guise, espérant que tout rentre dans l’ordre quand je sortirais enfin de ma coquille. Une cassure du tibia en cinquième année, lors de ma toute première sortie en ski, aida à corriger le problème. Le plâtre que j’ai dû porter un mois et demi m’imposa une rééducation qui fut bénéfique.

Mon devenir droitier avait eu comme résultat surtout un état de confusion avancé. Il a perduré de longues années, si tant est qu’il se soit résorbé… J’avais le sentiment que mon corps ne m’appartenait pas en propre et qu’un diable l’habitait, brouillant tout sur son passage. Je confondais continuellement la gauche et la droite. En fait, je n’avais aucune difficulté avec la gauche, celle-là je savais très bien où elle se trouvait, c’est la droite qui me compliquait la vie. Je la prenais pour la gauche. Et les deux réunies finissaient par constituer un ensemble instable, comme un bateau sur le point de chavirer. Si on me demandait de tendre la main droite, il fallait que j’y pense avant de lever le bon bras. À la messe, je commençais d’abord par lever la main gauche pour faire mon signe de croix, un véritable péché que ma mère combattait vivement. Il ne fallait surtout pas que le curé me voit. Je recommençais avec mon bras droit, mais je ne savais jamais s’il fallait faire la barre horizontale de la croix de gauche à droite ou le contraire, autre prétexte à l’anathème…

De la même façon, j’étais nul pour suivre des indications. S’il fallait tourner à droite, les chances étaient grandes que j’opte spontanément pour la gauche. Ma mère me parlait de « l’autre gauche » pour m’aider à corriger mes erreurs. Et elle avait raison, je n’avais pas de droite, j’avais simplement une autre gauche. Je n’étais pas devenu un droitier, malgré les efforts de mon père, mais un gaucher réprimé, qui ne devait jamais utiliser la vraie gauche, mais la fausse, la seconde.

Je m’inventais des jeux où ma main gauche se battait avec ma droite, comme si mon corps comprenait deux entités autonomes rivalisant pour occuper le devant du tableau. Je pratiquais le tir aux poignets individuel, le combat extrême des doigts et m’engageais dans d’innombrables mimodrames qui avaient pour interprètes mes deux mains querelleuses. Mes index surtout étaient entrés dans une vive rivalité et il n’était pas rare que je saigne légèrement quand un ongle pénétrait trop profondément dans la chair.

Je n’étais pas ambidextre, j’étais simplement mêlé, ne sachant pas quel côté de mon corps utiliser. J’écrivais de la main droite, mais je dessinais de la gauche. En fait, je pouvais commencer un dessin de la droite et, pour certaines opérations, me servir de la gauche, plus souple et précise. Mon crayon passait d’une main à l’autre, sans que je m’en aperçoive. Les résultats étaient toujours catastrophiques et on avait rapidement conclu que je ne serais jamais bon en art.

J’adore pour cette raison les dessins d’Alechinsky.

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