La main gauche, utilisée dans la toilette intime, est taboue. On ne doit pas s’en servir pour manger, boire de l’eau, tendre de l’argent, ni lors d’un contact avec d’autres personnes, comme une poignée de main ou pour caresser la tête d’un enfant.
Marie-Pascale Rauzier, Maroc. 365 us et coutumes
Si l’écriture était une corvée, un exercice imposé et peu valorisant, elle est devenue, par un surprenant retournement, un objet de fierté. À la faveur d’un déchirement des ligaments du pouce droit, je me suis rendu compte que je savais écrire à l’envers, comme Pierre Alechinsky (et d’autres). Cela s’est passé un jeudi après-midi. J’avais un examen d’histoire et, la main enrubannée, j’espérais obtenir une dérogation.
Le professeur, un jésuite obèse formé au ratio studiorum et à la torture psychologique, a refusé de m’en attribuer une par pure méchanceté, déclarant que je n’avais qu’à écrire de la main gauche… J’ai été sur le coup sidéré. Il me demandait d’aller à l’encontre de ce que j’étais, de ce qui m’avait fait. Écrire de la main gauche.
Pas un seul instant, avant cet ordre, je n’avais pensé le faire. J’avais accepté mon devenir droitier sans songer à me rebeller. Un moule avait été préparé à mon intention et je n’avais eu qu’un projet : m’y couler le plus exactement possible.
J’ai pris mon stylo de la main gauche et j’ai commencé à rédiger avec une extraordinaire lenteur les réponses aux questions. J’avais quatorze ans et ma graphie ressemblait à celle d’un enfant de six ou sept ans. Je devais écrire en lettres détachées, tâcher de ne pas inverser les formes et de rendre le tout le plus lisible possible.
Le père s’approchait régulièrement de mon bureau pour inspecter ma progression et il repartait en ricanant. Je me suis même demandé, en regardant les lignes irrégulières de mon travail, s’il ne regrettait pas sa décision. Il en aurait pour des heures à déchiffrer mes réponses.
Comme le temps filait et que les dernières questions requéraient des développements importants, j’ai vite cessé de me poser des questions esthétiques et me suis concentré sur la tâche à accomplir. Peu à peu, mon écriture devenait plus fluide et, dans un moment de grand enthousiasme, j’ai même commencé à écrire le plus naturellement possible, en lettres attachées. Je ne portais plus attention à ce que je faisais, je me concentrais sur la réponse à donner, et les mots coulaient de mon stylo Bic avec facilité.
« Qu’est-ce que tu fais là? »
Le père était derrière moi. Il a arraché la feuille de mon cartable et l’a tenue très haut, comme pour se convaincre de ce qu’il voyait.
« Tu écris à l’envers! »
« Ça parle au diable! Monsieur écrit à l’envers… »
Je n’étais pas certain de saisir quelle nouvelle règle je venais d’enfreindre. On me regardait. J’ai enfin compris quand le jésuite m’a redonné ma copie, en exigeant que je recommence les dernières réponses – mais à l’endroit cette fois, dans le sens prévu de tout temps par Dieu et la vierge Marie, ainsi soit-il– : j’avais rédigé mes réponses en intervertissant toutes les lettres, de sorte que pour me lire, il fallait porter la feuille devant un miroir.
La rumeur s’est répandue. Je savais écrire à l’envers!
Je suis devenu instantanément le maître des messages secrets. Et j’ai été pendant quelques semaines le dernier gadget à la mode.
Un mur est tombé cette journée-là. Car l’incident m’a fait réaliser que je devais cesser de concevoir mon devenir droitier comme un impératif ou une nécessité. C’était une contrainte ridicule qui m’avait été imposée et dont je pouvais chercher à me libérer.
J’ai appris peu à peu à me réapproprier mon corps. Il ne faisait pas que des choses étranges et maladroites, il pouvait aussi me surprendre. J’ai continué à écrire de la main droite, n’ayant jamais le courage de réapprendre l’alphabet, et bien vite de toute façon l’ordinateur est apparu qui a rabattu l’écriture manuscrite au rang d’étape préliminaire, mais plus jamais je n’ai eu à porter la faute d’être né gaucher. Les efforts de mon père avaient été vains. Je ne suis pas devenu droitier. On me trouve encore gauche, dans ce monde fait de toute façon pour des droitiers et où tout est systématiquement désajusté; mais j’ai développé des aptitudes qui compensent les états de confusion dans lesquels me plongent mes lobes embrouillés.
Je reste tout de même avec un os dans la gorge : moi qui suis devenu lettré, moi qui fait carrière en lettres et qui consacre ma vie à l’écriture et à la lecture, à rédiger des essais, à écrire des textes de fiction, je griffonne encore, de la main gauche, comme un analphabète.
Un commentaire
Klaus Metzler : « L’écriture en miroir m’a beaucoup aidé pendant toute la durée de mon programme de désapprentissage. J’avais le sentiment d’être de nouveau du bon côté. J’étais enfin en harmonie avec moi-même. J’écrivais dans le sens qui me convenait le mieux. Cette écriture m’a permis de garder les pieds sur terre. Je l’utilisais, par exemple, lorsque j’écrivais dans mon journal intime. »
Il ajoute: « En tant que gaucher contrarié, j’ai toujours eu le sentiment que je me trompais de côté et que j’avais tout faux. Je n’arrivais pas à me défaire de cette idée. Mais ce sentiment a fini par se dissiper avec le temps. Les gauchers contrariés ont besoin de 30 à 40 % d’énergie en plus pour effectuer les gestes de la vie courante, que ce soit pour manger, pour écrire ou pour lire. Il nous faut beaucoup plus d’énergie que les autres. »
http://www.arte.tv/fr/connaissance-decouverte/hippocrate/Archives/Archives/810208.html