Délire (9/9 – Un défaut de fabrication)

viedeslivres

J’ai fui par le boulevard industriel, transi, les index rigides dans le creux de mon pantalon. Personne ne faisait le guet à l’appartement. L’édifice avait son air usé de tous les jours. Le salon était dans un désordre important, comme si les accélecteurs avaient voulu le saccager. Des livres jonchaient le sol.
J’ai tout de suite pensé à Teth. Mon premier geste a été de la libérer. De la mettre hors de portée de Menem.
J’ai ramassé une importante pile de livres et les ai déposés sur la table. Il devait y en avoir quelques centaines et j’ai entrepris de vilire. Tout simplement. Livres après livres, je les ai passés à l’index. Je ne retenais rien et contemplais à peine les univers dégagés par ma dialise, mon esprit uniquement attentif aux mouvements d’abord saccadés de Teth.
Je suis resté immobile durant des heures à ma table, dans un silence à peine rompu  par le mouvement de mes bras et de mes doigts glissant sur les surfaces encrées des pages. Notre échange était fait d’ondes sans substance, une mélodie d’images acoustiques, jamais proférées.

Libérer Teth demandait d’éveiller le plus d’énergie possible, d’extraire des mots leur essence de façon à la lui redonner. Si la masse d’énergie parvenait à être assez dense, elle pouvait survivre en toute indépendance.
Au début, Teth disparaissait et s’éteignait à la fin de chaque livre pour reparaître au prochain. Puis, comme si elle avait saisi mon intention, elle est parvenue à sauter d’une livre à l’autre, à maintenir sa présence malgré l’interstice. Un premier pas était posé. Il s’agissait ensuite de solidifier le pont d’énergie créé pour lui permettre de se séparer de la page, de quitter le marges des textes pour voler de ses propres ailes. Et exister.
Je me suis concentré à mon vilire pendant des heures entières, construisant son être, des petites pelletées d’énergie à la fois. Les images s’accumulaient au seuil de ma conscience. Je l’imaginais comme Ada, les cheveux roux, le même sourire, des mains sur mes épaules.
Teth attendait dans l’ombre que la voie soit tracée. Elle se préparait. Avant même que l’aube ne se lève, elle a réussi à dépasser le cap de la page.
Le téléphone s’est mis à sonner. J’ai continué. L’encre me brûlait les mains.
Ma vision s’est embrouillée. Je lisais, vilisais et les figures s’accumulaient, au-delà de ma volonté. Je n’étais plus maître de ma dialise. Quelque chose, Teth, s’était emparé de moi et guidait mes propres gestes. Des mots de désordre. Des lettres tordues. Une mer d’idées. Ma chaise s’est renversée.
Je me suis laissé aller et une douceur sans précédent s’est répandue. Je n’avais plus de livre devant moi, plus de pages sur lesquelles mes doigts pouvaient se déplacer et le mouvement perdurait. Je dialisais sans livre.

Je me suis évanoui. À mon réveil, j’ai su aussitôt que Teth était là. Partout dans la pièce. Une réelle présence. Auratique. Vibrante. Des pages carbonisées traînaient çà et là.
Je ne lirais plus jamais. J’habiterais dans l’univers maintenant plein de son existence. Et pas seulement la sienne, celle aussi de tous les mots du monde, confondus, réunis en une seule entité, douce comme une main, blanche comme la nuit.
Menem était là aussi, calé dans un fauteuil. Il transpirait. Ses mains tremblaient, sa peau plus blanche encore.

Montre-moi tes mains.

- Karl m’a tout expliqué.

- Tu n’as rien compris.
Un lirelent.
Karl est un simple lirelent.
Incapable de vilire.
Nous l’avions gardé par fidélité.
Pour son père.
Il était notre homme de main.
Un bon recruteur, c’est vrai.
Mais incapable de toucher.
Il a tout saccagé.
Toutes les pyramides.
Le sabotage est complet.
Il ne reste plus rien.

J’ai enfilé une chemise. J’avais conservé dans ma garde-robe les boîtes qui avaient servi au déménagement des livres de mon père.

Tu as bien fait par toi-même.
Et le Liraal?

- Libéré. Ici, partout. En moi. Vous ne l’aurez pas.

Il ne m’en faut pas beaucoup.
Un soupçon à peine.

J’ai défait le nœud qui maintenait ensemble les boîtes et je me suis mis à les reconstruire, leur redonnant du volume, des parois, un fond. Chacune avait son couvercle. J’ai su tout de suite, à même mes mouvements, que ma dysdextrie avait disparu. J’étais guéri. Teth.
J’ai rempli mes boîtes méthodiquement. Menem s’est levé. Il a saisi ma main gauche, l’a approchée de son front. Mais il n’y avait plus rien. Rien que de la peau et de l’encre. Il est parti. Je ne voulais pas qu’il revienne.
J’ai travaillé sans relâche. Une fois les boîtes complétées, nous nous sommes rendus, Teth et moi, à une librairie de livres usagés. Le vendeur m’a fait un prix. Je n’ai pas négocié. Avec l’argent, je me suis acheté des vivres pour les mois à venir.
Dès la première nuit, je me suis barricadé avec les planches de ma bibliothèque. Des membres de la société venaient cogner à mes fenêtres, le téléphone ne cessait de sonner. J’ai condamné ma porte. Et j’ai commencé à m’occuper de Teth. Dans le noir le plus complet, le noir noir, baigné de sa propre lumière.
Les mains en ordre.

porte finale

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