Assisté d’Ada, qui ne disait plus rien, Menem me faisait pratiquer la réunion des index, l’ouverture de la porte et le dépôt de la masse. J’aimais toucher la texture froide et vitrée de la pyramide. Elle me rapprochait de Gnung, dont je comprenais de mieux en mieux l’obsession. Il avait mis le doigt sur quelque chose d’inouï. Mais comment avait-il pu croire qu’un écrin servirait à contenir le Liraal?
Je passais de plus en plus de temps en état de Teth. Menem n’était jamais loin, mais il ne devinait rien. Les gestes qu’il recherchait étaient superflus. Je n’avais qu’à tendre les mains, paumes ouvertes, et Teth s’y déposait délicatement.
Un jour, Menem a dit que j’étais enfin prêt à capturer l’énergie. Mes mains ne mentaient pas. Il pouvait le sentir. Solennellement, il a ouvert la porte de la pyramide. J’ai fait tout ce qu’il a ordonné, pincé les doigts, fermé les yeux, mais la pyramide est restée inoccupée.
Ada est partie d’un air dépité. Il n’est pas un Gnung, a-t-elle lancé. J’ai été renvoyé à ma chambre. On m’a retiré tous mes livres. Karl m’a apporté mon souper, le sourire aux lèvres.
Régulièrement, pendant les semaines qui ont suivi, Menem m’a fait reprendre l’expérience. Une fois, croyant que j’avais réussi, il est parti d’un pas précipité avec la pyramide. Mais il est revenu déçu, les mains noircies par je ne sais quel procédé. Il sentait l’encre.
Les journées s’éternisaient et, la nuit, ma porte était verrouillée. Je devais répéter sans arrêt la même séquence de gestes, la même quête futile d’une flamme qui ne se laisse jamais saisir. La porte de la pyramide s’ouvrait et se fermait à répétition, sans que rien n’y pénètre. Je ne collaborais pas toujours de bonne foi. Un matin, Ada a déclaré que la SAL ferait bientôt faillite. Je devais capturer le Liraal. Dans les plus brefs délais.
Le soir même, Karl s’est approché de mon lit. Il avait réussi à déjouer les accélecteurs qui faisaient le guet à ma porte. Il a porté son index à sa bouche et m’a pressé de le suivre. Il me pressait d’agir, avant que les gardes reviennent. Sa main était ferme, son bras raidi par la tension.
- Prends tout ce que tu veux garder.
- Où allons-nous?
- Il est temps que tu comprennes ce qu’on te veut.
Nous avons longé un couloir, ouvert une porte dérobée, tout près des locaux de Menem et d’Ada, et descendu un escalier. Au bout d’un garage intérieur, Karl s’est arrêté. Il a ouvert une porte et, avant même d’allumer la lumière, m’a fait entrer.
Le local était rempli d’une multitude de pyramides! Toutes semblables et disposées en colonnes régulières. Sur le devant de chacune d’elles, le même logo, un œil et son index.
- Des pyramides. Et la mienne, celle de Gnung?
- Une copie, comme les autres.
- Il ne devait y en avoir qu’une seule…
- Regarde là-bas. Vois-tu les boîtes? Elles servent à les envoyer.
- Mais à qui?
- Le carnet de commande est bien rempli. Tu pourras le demander à Menem. Mais je doute qu’il apprécie.
- Il y aurait plus qu’un Liraal? D’autres que moi sont à sa recherche?
- Les pyramides que nous expédions ne sont pas vides, mais pleines.
- De Liraal?
- En quelque sorte. Une seule dose d’énergie captée suffit à emplir des milliers de ces pyramides. On les expédie alors à nos clients, qui les payent très cher. Comment penses-tu que la société survit? Avec nos maigres leçons et vos salaires désuets? La SAL fait dans l’exportation. Nos clients sont répartis sur la surface du globe, du Japon à l’Islande, du Paraguay à la Malaisie.
- Et tous ces gens parviennent à surlire?
- Mais non. Ce que des accélecteurs comme toi parvenez à produire, cette énergie que vous mettez en cage, c’est une drogue. Le Liraal est un hallucinogène aux effets formidables. Sans rien absorber, des univers entiers s’animent sous nos yeux, des mondes aussi riches que des pays, faits de personnages et d’événements aux configurations multiples. Le procédé est très simple et d’une grande économie. On installe la pyramide sur une surface rouge. Il faut garder la porte fermée, pour empêcher l’énergie de se dissiper. Je ne sais pas si tu as remarqué tout en haut de la pyramide, il y a une petite bille en verre. Elle bascule. Elle est creuse aussi. On dépose quelques gouttes d’encre dans la bille, on la fait tourner sur elle-même et, quand l’encre s’échappe dans la pyramide, elle entre en contact avec le Liraal et s’évapore. L’hallucination débute.
- C’est tout?
- C’est pour ça qu’elle vaut si cher. Pourquoi penses-tu que Menem te presse à ce point? Il a des commandes en retard. Sans compter qu’il en est un usager assidu. Le produit crée une très forte dépendance. Menem est en manque depuis déjà quelques mois. Il parvient à survivre grâce à des succédanés. Les accélecteurs dégagent un peu de Liraal, surtout quand ils se sont approchés de l’énergie. Quelque chose se loge dans la peintulire avant de se répandre dans le corps. S’il te prend les mains, c’est pour absorber un peu de drogue, juste assez pour passer une nuit ou deux. En attendant une vraie dose… Et Ada aussi. Sa manie de mettre sa main sur ton épaule… Le procédé est moins efficace, mais Menem a l’usage exclusif de tes mains.
- Et pourquoi me raconter tout ça? Tu veux ta dose, toi aussi?
- Je ne consomme pas.
- Facile à dire…
- T’ai-je déjà touché? Disons simplement que mon père a aussi payé le prix du Liraal.
- Ce n’est pas assez.
- Gnung est mon père.
- Gnung? Et Ada?
- Elle n’a jamais été que sa maîtresse. Je suis son enfant d’une première union.
- Je ne comprends pas. Menem et Ada ont détourné l’invention de Gnung. Le Liraal devait sauver l’humanité. Pourquoi rester avec eux?
- Parce qu’ils n’ont rien détourné…
- Ton père n’est pas dans un coma?
- Si. Mais il était le premier consommateur de son propre produit. Et il a fini par faire une overdose. Il faisait le commerce du Liraal; Menem et Ada étaient dans le coup. Ils n’ont rien volé, ils n’ont fait que continuer son œuvre. Gnung est dans un état végétatif, mais c’est sa propre faute. Il ne pouvait plus se passer du Liraal. Eux non plus d’ailleurs.
- Tes associés…
- Si on veut. Je ne leur fais plus confiance. Tu es leur dernier accélecteur, comprends-tu? Le dernier à être capable de saisir cette énergie et la transmettre à une pyramide. Les dysdextriques font les meilleurs accélecteurs. Mais vous ne courez pas les rues. Et ça prend beaucoup de temps pour vous former.
- Ils veulent me séquestrer?
- Au contraire. La survie de la société dépendait de toi. Maintenant, ils considèrent avoir gaspillé leur chance. Menem a découvert ton secret. Il a senti à ton énergie que tu avais déjà capturé le Liraal. Il veut te l’enlever de force. Je l’ai déjà vu faire. Une fois, c’est assez.
Sans même relever les yeux, il m’a donné la clé de la porte du fond. Il me rendait la liberté.