Rails, gares et trains

( Version longue du texte qui a été lu à Québec, le mercredi 16 mai, à l’Établi, là où avait lieu l’atelier de création et de réflexion, Les moyens du récit contemporain, organisé par René Audet et Mahigan Lepage)

Baie d’Urfé, Canora, Roxboro, Beaurepaire, Bois-franc, du Ruisseau, Pine Beach.
Gare, train, quai, wagon, banquette, départ.

À la gare centrale, je m’arrête brusquement devant une des fresques aux limites du hall, étonné d’y trouver un joueur de la crosse, casque et jambières bien en vue. C’était mon sport favori. On jouait avec des bâtons de bois. On me bouscule. On me renverse. Je chute lourdement sur le sol. Mon coude frappe contre le ciment. Je veux réagir, mais l’homme est déjà loin.
Je me relève péniblement, fais quelques pas, puis m’assois sur un banc collé contre le mur et, tandis qu’on annonce le départ d’un train, j’essaie de me convaincre que ce n’était rien, un simple faux pas, un changement de rythme. À mes pieds, je remarque une chose étrange, c’est un insecte, une libellule rouge.
Les souvenirs surgissent, éblouissants et telluriques. Une libellule rouge sur un rail luisant après le passage du train.
Je me rends sur le quai et descends jusqu’aux rails, imaginant un train aux roues encore chaudes, impatient de se remettre en route. Je suis à la recherche d’un passager clandestin, dissimulé parmi les voyageurs endormis, leurs vêtements froissés par les rêves. Montés à bord, sans même se retourner, les passagers laissent derrière eux des âmes mortes, des libellules atterrées par l’absence dont elles découvrent les premières traces sur le ciment refroidi du quai.
Les gares sont faites de souvenirs qui se dépeuplent, de drames que les rails emportent comme une vulgaire marchandise. Entre deux wagons, je découvre un nid d’images obscurcies par une fine poussière de roche.

Train, wagon, banquette
Le train est un espace bruyant, le cliquetis des roues d’acier sur les rails, les sifflets, les discussions des voisins, les annonces, le grincement de la tôle lors des ralentissements, des décibels de bruits de fond qu’on tente de contrer.
Il faut rester concentré si l’on veut pouvoir y réfléchir, pouvoir y écrire, pouvoir y rêvasser.
Le train est un espace mécanique. C’est du métal sur du métal. Ce qui ne favorise pas le rappel, mais bien plutôt l’abrutissement, le désengagement, l’identité égarée dans le flux des bruits et des mouvements.
Corps instables, membres dépareillés, uniformes vieillis.

Train, wagon, banquette
Train, wagon, banquette
Le wagon est un espace de transition, instable et mouvementé, qui n’incite pas à l’introspection, mais à l’errance, à une forme d’égarement. Il ne peut en être autrement. Le train passe et ne laisse du paysage qu’il traverse qu’une vision fragmentaire, et éphémère. Un défilement incessant d’images sans réelles aspérités.
Que voit-on d’un train et de ses fenêtres salies par les trajets d’hiver? Rien ou si peu, du bois, des maisons de bord de chemin de fer, sans grand cachet ni richesse, des cours arrières désordonnées, des routes de campagne, des champs, des champs et des champs.
On ne voit presque rien d’un train, rien de la vie des gens, rien des écosystèmes traversés, rien de ce qui est important.
Nous n’avons droit qu’à des bribes.
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.
La puissance d’un train en marche fait surgir en moi des relents de danger et de mort, de membres arrachés, d’oiseau aux ailes déchirées, de libellule rouge ensevelie sous les pierres, de cheminot aux pantalons souillés et de roches aux angles irréguliers lancées contre les murs des manufactures abandonnées.
Que sent le rail? La créosote. Une odeur industrielle, vaguement menaçante.
Que sent une gare? Le ciment refroidi, l’odeur de plastique brûlé, l’attente. Le café et l’huile rance.
Que sent le chemin de fer? Mon passé, une cigarette au bec. L’odeur nauséabonde du houblon réchauffé.
Rails, talus, traverses, usines désaffectées, bouteilles brisées, douilles de carabine, cadavres d’animaux vidés de leur chair par les corneilles et les rats, souliers aux semelles trouées.
Train, wagon, banquette
Train, wagon, banquette
Train, wagon, banquette
J’observe, mais rien ne se révèle à moi. Ce n’est pas un paysage que j’aperçois, mais le froid, le froid comme mode de vie, le froid comme environnement, et son compagnon de toujours, la neige, et la glace, et le frimas sur la vitre.
Je suis à l’écoute, le train avance, le paysage est un camaïeu de gris.
Le gris blanc de la neige,
le gris terne de l’écorce des arbres,
le gris laiteux des nuages,
le gris métallique des rivières longées puis traversées,
un gris plus menaçant, instable, profond qui appelle des images de noyade et de suffocation.
Il y a le gris aussi des pylônes électriques, qui se profilent à l’horizon, structures translucides, étrangement fragiles, comme si on pouvait électrifier un pays à l’aide d’un jeu de mécano.
Il y a le gris des rares maisons que nous croisons, un gris de circonstance, élaboré à partir d’un mélange de neige et de revêtements bas de gamme. Déclin d’aluminium. PVC blanc. Bardeaux en composite.
Et le gris des voitures,
et le gris des bouleaux,
et le gris des chandails et des vestes,
et le gris  des rails,
et le gris anthracite des poteaux et des clôtures,
et le gris de mon imagination qui fait du surplace pendant que le train avance, ralentit, accélère, s’immobilise, se remet lentement en marche, tangue, vibre, grince, masse alourdie qui traverse les champs indifférente aux variations de température, aux oscillations des volontés et des désirs.
Il fait froid, c’est un gris froid et sans aspérité. Un gris rêche comme une pierre non polie contre laquelle un genou vient buter, juste avant le cri. Car la douleur transforme le gris en rouge tirant sur le violet. Elle fait apparaître des libellules aux ailes déployées.

Pourquoi les granges aux abords des chemins de fer ont-elles toujours l’air abandonnées? Les planches de leurs murs sont inégales et parfois même tordues par les intempéries, les angles paraissent brouillés, et la pente des toits est menaçante.
Que met-on dans ces bâtiments?
Des tracteurs?
Des outils vieillots et sans âme?
Des bottes de foin, des chars rouillés, des faux, des lanières de cuir, des selles, des chevaux aux dents jaunies, des fantasmes hérités de l’enfance, chairs rougies par le frottement, masses sans identité ni forme réelle, des cheveux emmêlés, ornés d’une poussière fine et cristalline dans la lumière, une langue qui goûte la réglisse rouge, non,  ce n’est pas tout à fait vrai, une langue qui goûte l’interdit et l’inconnu, une langue qui goûte ce que doit goûter l’amour quand il se fait en cachette et dans l’urgence, une langue qui n’a plus rien de réel.
Pour un train qui entre en gare, combien de voyageurs arrivent à destination? Combien ne font qu’une halte, le temps de récupérer leur voiture ou de prendre le bus qui les emmènera encore plus profondément dans leur bourg? Combien sont perdus? Combien ne savent plus ce qu’ils veulent faire de leur vie? Combien rêvent de disparaître, comme une roche au fond de l’eau?
Les trains bondés rendent tangible mon passé. En chaque voyageur préoccupé, je crois reconnaître mes propres envies de fuite, mes propres angoisses, mes propres déceptions.  Attentif au moindre mouvement de la foule, je me projette dans cette nuée de gens cordés. Ensemble, ils représentent la somme exacte de mes pensées, tacites et incisives, acides et enfouies. Sur le sol, je tourne. Mes souvenirs font rougir le papier.

Train, wagon, banquette
Train, wagon, banquette
Train, wagon, banquette
Des fois je suis tellement désorienté que je n’arrive même plus à penser, encore moins à écrire. Train, wagon, banquette. Je suis affalé sur mon banc de train et je m’irrite, mes doigts ne réussissent qu’à écrire du charabia, des voyelles biscornues entrelacées de consonnes dyslexiques.
Le correcteur automatique sème la zizanie dans mes mots et me fait dire des choses auxquelles je n’aurais jamais pensé. Qui a dit que l’inconscient était structuré comme un langage? L’inconscient est structuré comme une clavier d’ordinateur, en mode qwerty, quand on rêve comme un américain, en mode azerty, pour des cauchemars français, en mode Train, wagon, banquette quand les rêves ont cédé leur place à une angoisse verte et nauséabonde, un clavier manipulé par un aveugle qui n’a pas encore appris le braille et qui en pleure un coup en tapotant sur la surface vitrée de sa tablette électronique.
Je rêve d’un aveugle doté d’un don de clairvoyance, capable de lire à travers les lignes de code de ma désorientation. Je n’ai rien à dire de précis dans cet état, mes doigts éructent de haine, des calomnies émergent de mes manipulations numériques, des anathèmes en Times new roman, des invectives formatées en paragraphes justifiés, des cris disposés en deux colonnes, comme s’ils pouvaient se répondre.

Des fois je suis tellement désorienté que je n’arrive même plus à penser, encore moins à écrire. Je me laisse tomber sur mon banc de train et je regarde les couleurs se répandre en couches épaisses sur l’écran qui me sert de surface de réflexion.
C’est un kaléidoscope rudimentaire avec des cônes et des bâtonnets, je me frotte les yeux pendant quinze secondes avec les jointures de mes index repliés, pressant très fort sur mes globes oculaires, puis j’ouvre les yeux et j’observe le spectacle de mon environnement immédiat strié de couleurs vives et primaires, des lames de rouge, des vagues de magenta, des libellules aux ailes rouges, je reste sagement assis sur mon siège, atteint de vertiges, si je me levais, je le sais, je tituberais, les yeux hagards, les bras grand ouverts pour retrouver un tant soit peu mon équilibre. Je n’ai rien d’un acrobate, je serre les mains et mes ongles pénètrent dans mes paumes, perturbant mes lignes de vie, d’amour et de mort, mes lignes de texte.

Des fois je suis tellement désorienté…
Train, wagon, banquette
Train, wagon, banquette
Train, wagon, banquette
Le train accélère maintenant qu’il chemine en direction de l’ouest. Par la fenêtre, on ne voit plus que des lacs gelés et des forêts, des sapins aux branches alourdies par la neige. Les portables ont été ouverts, les discussions ont perdu de leur intensité, les stylos glissent sur les feuilles des carnets.
Des arbres morts aux abords des rails.
Des troncs abattus, des éclats de pierre au pied des falaises.
Un lac gelé est une surface de jeu. Un chemin. Une piste dont le chant est simple à suivre, malgré son caractère inattendu.
Le froid transforme une masse en une surface, c’est le mystère de l’eau.  Un mystère usuel, car il se reproduit chaque hiver. Les éléments se modifient, les liquides deviennent des corps, les pensées laissent place à des mots, à des textes.
Je n’écris plus, je grelotte.
Je ne pense plus, tout se soude.
C’est le givre.
Le givre des glaces sans tain.
Une courroie noire sur une épaule en partie dénudée.
Des mains effilées.
Une nuque longiligne.
Le corps est une paroi qu’on apprend à gravir.
Le chemin est un rail qu’on consent à emprunter.

Les rails mènent là où les gares ne se rendront jamais. Ils permettent aux pensées de se désarticuler, rabattues aux détails insignifiants, le vol des oiseaux, le vagabondage des chiens sans maîtres, les clôtures rouillées, une libellule rouge aux ailes arrachées, le métal grinçant des wagons de marchandise qui s’immobilisent péniblement.
Sur les rails, les pensées les plus secrètes se transforment en objets du monde. La libellule rouge écrasée sur une traverse signale la toute première amitié trahie; le pot de verre Mason éventré, un départ précipité; un parapluie aux baleines rompues, une envie de parricide à peine retenue.
Je suis devenu un voyageur sédentaire, avançant à pas de tortue le long d’un rail intérieur. Je ne fréquente plus que des gares sans trains. Mon chemin se calcule en kilomètres de vie crépusculaire. Les paysages que je vois défiler ne peuvent être photographiés, je les perçois, les yeux fermés. Pourtant, ils m’émeuvent comme si ma vie en dépendait.
Il n’y a pas de voyage sans égarement.
Il n’y a pas de voyage sans perte.
Les gares se succèdent à un rythme rapide, et un bleu laiteux a remplacé le gris du jour, un bleu qui lentement cède au marron rougeoyant du crépuscule. J’arriverai bientôt. Oui, j’arriverai bientôt, si tant est qu’une destination soit de mise, car il se peut que ce soit le trajet qui importe, uniquement le trajet, les kilomètres parcourus, les discussions à bâtons rompus, les attentes, les paysages, les regards, les jeux, les paroles sans conséquence, les souvenirs.
Quelqu’un à mes côtés joue de la guitare.
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.

Cet article a été publié dans L'atelier, Les éléments avec les mots-clefs : , , , . Bookmarker le permalien. Laisser un commentaire ou faire un trackback : URL de trackback.

Laisser un commentaire

Votre e-mail ne sera jamais publié ni communiqué. Les champs obligatoires sont indiqués par *

*
*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>