Eric Lint, expert en littérature transgénique, et Google, dieu omnipotent, omniprésent et omniscient (ou peu s’en faut) d’Internet, sont dans une voiture du programme Google Street View avec ses caméras sur le toit. Eric est au volant et regarde distraitement par le pare-brise. Google scrute le ciel, examine le vol des oiseaux et le pas des badauds, puis déclare:
- Il va pleuvoir ce soir.
- Il pleut maintenant, dit Éric.
- Le site de Météomédia dit que ce sera ce soir.
- Éric conduit Google au bureau local de la compagnie sur McGill College après une absence due à une angine avec forte fièvre. Une femme, dans un imperméable jaune, arrête la circulation pour permettre à des enfants de traverser. Éric l’imagine dans un publicité pour de la soupe et la vois qui enlève son trench au moment où elle entre dans sa cuisine pimpante, où son mari, un petit homme qui n’a guère plus de six semaines à vivre, renifle une bisque de homard fumante.
- Regarde le pare-brise, dit Éric. Est-ce qu’il pleut ou est-ce qu’il ne pleut pas?
- Je ne fais que répéter ce qu’ils ont écrit sur Météomédia.
- Ce n’est pas parce que quelque chose est écrit sur Internet que nous devons mettre de côté les certitudes fournies par nos sens.
- Vos sens? Vos sens se trompent bien trop souvent. On l’a prouvé en laboratoire. N’as-tu pas entendu parler de tous ces théorèmes qui disent que rien n’est vraiment ce à quoi ça ressemble? Il n’y a ni passé, ni présent, ni futur, sauf dans votre cerveau. Les lois que vous appliquez au mouvement sont un énorme canular. Même les sons peuvent vous induire en erreur. Ce n’est pas parce que tu n’entends pas un son qu’il n’existe pas. Les chiens, par exemple, peuvent l’entendre. Et d’autres animaux. Et je suis sûr qu’il y a des sons que les chiens eux-mêmes ne peuvent pas entendre. Mais ils existent dans l’atmosphère, en tant qu’ondes. Peut-être d’ailleurs, ne s’arrêtent-ils jamais. Des sons aigus, de plus en plus aigus, qui ne viennent de nulle part.
- Est-ce qu’il pleut, dit Éric, ou est-ce qu’il ne pleut pas?
- Je préférerais ne pas avoir à le dire.
- Et qu’arrive-t-il si quelqu’un te met un revolver sous le nez?
- Qui ça? Toi?
- Quelqu’un. Un homme en trench-coat qui porte des verres fumés. Il te met un revolver sous le nez et te dit: « Est-ce qu’il pleut ou est-ce qu’il ne pleut pas? Il vous suffit de me dire la vérité et je rengaine mon arme, je prends le premier avion qui décolle. »
- Quelle sorte de vérité veut-il m’extirper? Veut-il la vérité de quelqu’un voyageant pratiquement à la vitesse de la lumière dans une autre galaxie? Veut-il la vérité de quelqu’un qui orbite autour d’un trou noir? Si ces gens pouvaient nous voir au télescope, nous n’aurions peut-être qu’un mètre de haut et la pluie aurait été pour hier et non pour aujourd’hui.
- Il a appuyé le canon de son arme contre ta tempe. Il veut ta vérité.
- Quel intérêt peut avoir ma vérité? Ma vérité particulière ne signifie rien. Imagine que ce type avec son revolver arrive d’une planète située dans un système solaire totalement différent du nôtre, que se passe-t-il alors? Ce que nous appelons pluie, il l’appelle savon. Ce que nous appelons pomme, il l’appelle pluie. Que faut-il que je lui dise à ton avis?
- Il s’appelle Bernard Tremblay et il vient de Saint-Sauveur.
- Il veut savoir s’il pleut maintenant, à cette minute précise?
- Voilà. Ici et maintenant.
- Y a-t-il quelque chose qui ressemble à maintenant? Maintenant est aussitôt passé que dit. Comment puis-je dire qu’il pleut maintenant si ton maintenant se transforme en naguère aussitôt que je l’ai prononcé?
- Tu viens de me dire qu’il n’y a ni passé, ni présent, ni futur.
- Oui mais ça existe dans vos verbes. C’est d’ailleurs le seul endroit où on le trouve.
- La pluie c’est un substantif. Pleut-il ici, dans ce lieu précis, dans une période située dans les deux minutes que tu choisiras pour répondre à ma question?
- Si tu parles d’un lieu précis, alors que nous sommes dans un véhicule qui, de toute évidence, se déplace, alors, bien entendu, cette discussion ressemble à un cercle vicieux.
- Je t’en prie, réponds-moi tout simplement, Google.
- Tout ce que je peux faire pour toi, c’est faire une supposition.
- Pleut-il ou il ne pleut pas?
- C’est exactement ça. C’est tout ce que je voulais démontrer. Tu calcules les chances. Six d’un côté et une demi-douzaine de l’autre.
- Mais tu vois bien qu’il pleut.
- Et toi, tu vois le soleil traverser le ciel et pourtant? N’est-ce pas plutôt la terre qui tourne?
- Je refuse cette analogie.
- Es-tu sûr que c’est de la pluie? Comment sais-tu que ce n’est pas de l’acide sulfurique qui provient en ligne directe des usines de l’autre côté du fleuve? Comment sais-tu que ce ne sont pas les retombées d’une guerre en Chine? Comment puis-je savoir que ce que tu appelles pluie est réellement de la pluie? Qu’est-ce que c’est de la pluie, de toute façon?
- C’est ce truc qui tombe du ciel et qui, d’après ce qu’on dit, mouille.
- Je ne suis pas mouillé, le serais-tu par hasard?
- Parfait, dit Éric Lint. Vraiment parfait.
- Non, sérieusement, serais-tu mouillé?
- De première, vraiment, dit Éric. La victoire de l’incertitude, du hasard et du chaos. Un moment privilégié de la science.
- Les sarcasmes, maintenant.
- Les sophistes et les coupeurs de cheveux en quatre passent un moment merveilleux.
- Continue. Insultes et sarcasmes. Je m’en moque.