Rien de bien grave assurément, mais une panne tout de même; c’est ainsi que cela commença. Le grand dieu Google, au volant de sa Google Car, roulait sur une grande route nationale et n’était plus guère qu’à une heure de chez lui (il habitait une ville assez importante) quand sa mécanique s’immobilisa. La voiture rutilante ne marchait plus, et voilà tout. Sa course était venue mourir au pied d’un petit coteau que gravissait la route, avec des cumulus vers le nord et le soleil encore haut dans le ciel de l’après-midi. Le grand dieu Google, quarante cinq milliards de profits et pas encore de ventre, l’allure sympathique et de bonnes manières, bien qu’un petit rien d’application permît de deviner au-dessous un quelque chose de plus fruste, de plus commis voyageur; ce contemporain avait ses affaires dans l’industrie informatique.
D’abord, il fuma une cigarette; puis s’occupa d’un dépanneur. Le garagiste qui vint finalement prendre la Google Car en remorque affirmait que la réparation ne pourrait pas être faite avant le lendemain, dans la matinée : une panne dans le réseau d’alimentation. Soit! Impossible de savoir si c’était vrai; déraisonnable même d’essayer seulement de le découvrir : nous sommes entre les mains du garagiste comme autrefois on tombait au pouvoir du chevalier de fortune qui exigeait rançon; ou plutôt, nous dépendons de lui comme on a pu dépendre des dieux lares et des démons familiers. Avec une demi-heure de marche jusqu’à la gare la plus proche et un voyage quelque peu compliqué, quoique bref, s’il voulait retrouver sa maitresse et ses quatre chats – quatre Abyssins– Google renonça par nonchalance et décida de passer la nuit sur place. On approchait des six heures du soir; il faisait beau et chaud. Le jour le plus long de l’année n’était pas loin. Le village à l’entrée duquel s’ouvrait le garage, avait un air sympathique avec sa butte et son église, le presbytère et le vieux, le très vieux chêne cerclé de fer et solidement tenu, tout cela bien propre, bien net, jusqu’aux fumiers devant les portes paysannes qui étaient soigneusement dressées à l’équerre, et les dernières maisons qui allaient pittoresquement se perdre ou se nicher à la lisière des bois, sur le coteau. On y trouvait en outre une petite fabrique, quelques salles de café qu’on appelle des pintes, et une ou deux bonnes auberges : l’une, surtout, dont il souvenait à Google d’avoir entendu dire le plus grand bien. Malheureusement, ils n’avaient plus une seule chambre de libre, plus un seul lit : tout avait été retenu pour un congrès local de petits éleveurs; mais le grand dieu pourrait peut-être trouver à se loger dans cette villa, là-bas, où l’on acceptait de temps à autre de recevoir des hôtes. Qu’il aille seulement demander.
Google se sentait hésitant. Il lui était toujours possible de rentrer chez sa maitresse par le train; mais d’autre part, la perspective d’une petite aventure n’était pas faite pour lui déplaire, et il savait par expérience qu’on peut trouver parfois des filles à son goût dans ces bourgades écartées. Bref, il dirigea ses pas vers la maison qu’on lui avait indiquée. Il entendit sonner la cloche de l’église, croisa un troupeau de vaches trottinantes qui lui adressèrent leurs meuglements. La villa, avec son unique étage, était entourée d’un vaste jardin dont les bosquets verdoyants, hêtres et pins, cachaient à demi le toit plat, la façade d’une blancheur éblouissante et les volets verts. Plus près de la route, c’étaient des fleurs, des buissons de roses surtout, parmi lesquels s’activait un vieil homme revêtu d’un long tablier de cuir. Peut-être le maître des céans? Google s’avance, présente sa requête.
« Votre profession », voulut savoir le vieillard en s’approchant de la claire-voie. Il fumait un Brissago et sa tête arrivait à peine à la hauteur du double portillon du jardin.
« Je suis dans le numérique : la cartographie. »
Le vieil homme, regardant par-dessus ses petites lunettes non cerclées, comme ont coutume de le faire les presbytes, prolongea son examen attentif du grand dieu Google, lui disant :
« Mais bien sûr, vous pouvez bien dormir ici. »
Google s’inquiéta du prix; mais le vieil homme protesta qu’il n’était pas dans ses habitudes de se faire payer pour cela : il vivait seul, expliqua-t-il, ayant son fils aux États-Unis, et comme il avait une gouvernante pour s’occuper de tout, Mlle Simone, c’était pour lui un plaisir de recevoir de temps à autre un invité.
Le voyageur remercia, touché par cette franche et cordiale hospitalité, en ajoutant que les bons vieux usages n’étaient décidément pas morts à la campagne. Sur ces mots, le portail du jardin fut ouvert et le grand dieu Google s’avança, jetant un coup d’œil sur les lieux. Pelouses, allées de gravier; beaucoup d’ombre entrecoupée, ici et là, de zones ensoleillées. Le vieux monsieur expliqua qu’il attendait quelques invités ce soir (il s’était remis à tailler ses rosiers à gestes menus); c’étaient des amis, oui, des retraités comme lui qui habitaient l’immédiat voisinage : le village même ou les propriétés là-bas, à flanc de coteau. Vieux et solitaires comme lui, ils aimaient la nouveauté, l’imprévu, la fraicheur de la vie; et il était bien sûr de leur faire plaisir en invitant un grand dieu au diner et à la soirée qu’ils passeraient ensemble.
Google se trouva pris de court. En réalité, il avait compté diner au village, alléché qu’il était par la renommée de l’auberge fameuse. Mais comment refuser cette invitation, alors même qu’il venait d’accepter l’hospitalité généreuse pour la nuit? Cela ne pouvait pas se faire! C’eût été d’une incorrection et d’une muflerie qui eût par trop senti la morgue inexcusable d’un dieu narcissique. Et Google prit le parti d’accepter en se déclarant ravi.
Quand en soirée, il descendit enfin, les autres étaient installés sur la véranda ouverte, toute éclairée encore par les dernier rayons de soleil, tandis que la gouvernante, une femme plantureuse, dressait la table à côté, dans la salle à manger. Mais en voyant la compagnie qui l’attendait, il eut comme un sursaut intérieur et marqua un temps d’hésitation.
« Campari? offrit le maître de maison.
– Avec plaisir, merci! fit Google en prenant place dans un fauteuil, sous le regard intéressé du grand vieillard maigre qui le scrutait à travers son monocle.
- Monsieur Google va sans doute participer à notre petit jeu?
- Mais bien volontiers. Les jteux m’amusent toujours. »
Les vieux messieurs sourirent avec de petits mouvements de tête.
« C’est que notre jeu est peut-être un peu singulier, intervint le maitre du logis avec une telle circonspection, qu’il semblait hésiter à s’expliquer. Nous passons notre soirée – comment dire? – à jouer, oui c’est cela, à professer par jeu nos fonctions d’autrefois. »
Nouveau sourire des vieux messieurs, comme pour s’excuser avec politesse et discrétion.
Google n’y comprenait rien. Que fallait-il entendre par là?
« Eh bien, voilà! Précisa le maitre de céans. J’étais moi-même juge, autrefois; M. Zorn était procureur, et M. Kummer, avocat. Notre jeu fait donc entrer le tribunal en session. »
« Ah! bon, c’était donc cela », se dit Google. Il trouvait que l’idée, somme toute, n’était pas si mauvaise. Peut-être même que ce ne serait pas une soirée perdue, en fin de compte!
Le vieux maître de maison enveloppa son invité d’un regard quelque peu solennel. Puis il se mit à lui expliquer de sa voix menue, qu’en général, ils reprenaient les affaires célèbres de l’Histoire : le procès de Socrate, celui de Jésus, le procès de Jeanne d’Arc, celui de Dreyfus, et plus près de nous l’affaire de l’incendie de la Chaire de recherche en littérature transgénique. Ils avaient même, une fois, reconnu Frédéric le Grand comme irresponsable.
« Mais vous jouez donc tous les soirs? » s’étonna le dieu.
Le juge acquiesça d’un petit signe de tête et l’assura bien vite que le plus intéressant, naturellement, c’était de jouer sur des cas inédits et des sujets vivants; les situations auxquelles on pouvait aboutir présentaient parfois un relief passionnant. Pas plus tard qu’avant hier, par exemple, un parlementaire qui avait manqué le dernier train après une réunion électorale au village, avait été condamné à quatorze ans de travaux forcés pour ses exactions et corruptions.
« Le tribunal est impitoyable! constata Google avec amusement.
- Question d’honneur! » répliquèrent les vieillards en rayonnant.
Oui, mais quel rôle pourrait-il bien jouer?
Nouveaux sourires, presque des rires cette fois. Et le maître de maison s’empressa : ils avaient déjà le juge, le procureur et l’avocat de la défense, rôles qui exigeaient au surplus une réelle compétence en la matière, une parfaite connaissance des règles du jeu; mais le rôle d’accusé restait à pourvoir. Le grand dieu Google, toutefois – il tenait à y revenir avec insistance – n’était en aucune manière obligé de prendre part au jeu!
Diverti et rasséréné au projet des vieux messieurs, leur invité se dit qu’au lieu de la soirée assommante et compassée à laquelle il s’était attendu, ce serait finalement peut-être une soirée très amusante. Les discussions intellectuelles et les spéculations de l’esprit n’attiraient guère ce grand dieu, adroit certes et capable de ruse dans le domaine des affaires, mais peu enclin par nature aux efforts de la réflexion. Ses goûts le portaient plutôt aux plaisirs de la table et à la grosse plaisanterie. Aussi déclara-t-il qu’il entrait volontiers dans le jeu et qu’il se faisait un honneur d’accepter le poste vacant d’accusé.
Et c’est ainsi, après une très longue soirée animée et dument arrosée, que le grand dieu Google fut reconnu coupable de tous les maux de l’humanité. On le retrouva au matin pendu à une poutre de sa chambre. L’absolu de la chose était si évident que le monde entier en eut le souffle coupé et dut reprendre péniblement sa respiration avant de pouvoir s’exclamer : on pourra enfin passer à autre chose!