Naked City Redux. Halluciné (2/20)

Dernier  épisode: Naked City Redux. Premier mouvement : halluciné (1/20)

 

L’autobus est bondé. Bondage.

Cette vérité ne peut m’échapper, car on m’écrase les côtes, on me serre de près et je ne parviens plus à voir que de façon voilée la jeune écolière qui a maintenant terminé sa pomme qu’elle a remplacée par du chewing gum aromatisé à la fraise. J’en capte des effluves jusqu’ici. Mais je m’en fous, c’est le comic book qui me fascine et m’obsède, cet univers de papier où se déploient, traits de crayon noirs fortement appuyés, mes propres fantasmes, coloriés de façon rudimentaire. C’est moi qui anime ce monde en passant d’un cadre à l’autre, lisant les bulles, suivant de mes yeux les mouvements des figures dessinées. Je ferme les paupières et un monde s’anime, comme si c’était moi qui étais à la place de l’écolière, moi qui mangeais de la gomme à la saveur de fraise en tournant les pages, moi qui sentais le savon à la rose. Je lis par procuration un comic book que je ne vois pas, mais dont je devine les moindres traits.

Enfant, je dévorais les DC Comics et les Marvel, qui ne coutaient à l’époque que douze sous. J’étais hanté par les aventures de Thor, de Spiderman et de Batman.

Maintenant, les paroles de Duncan Kleist me reviennent, elles se répandent comme une trainée de poudre que j’aspire par le nez, et elles me dictent des gestes, je suis un pantin à sa merci, une poupée vaudou qui attend ses ordres, prêt à entreprendre des actions surhumaines, totalement inouïes, des actions inconvenantes, déplacées, avilissantes, gratuites et qui viendront s’inscrire dans le firmament des crimes contre l’humanité comme un don, un sacrifice complet, superbe parce que complètement gratuit, sans publicité ni déduction, accompli pour le simple plaisir du partage et parce que je la désire elle aussi avec sa jupe à carreaux, dans cette même perception fantasmée, ce même désordre d’images, cet éclatement des formes et des traits qui attaque les rudiments mêmes de la tridimensionnalité et du mouvement. Le troisième œil a des paupières lourdes.

Je sais qu’elle se ronge les ongles. L’écolière se ronge les ongles, elle commence à les grignoter quand sa gomme à la fraise perd de sa fraicheur et de sa texture et de  sa consistance, elle se ronge les ongles, un à la fois, du plus grand au plus petit, dans le désordre si on veut et, sans que j’aie besoin de me lever, sans que j’aie à franchir l’allée qui nous sépare, je me colle contre elle, le plus discrètement possible, je me colle et je dépose une goutte d’un liquide incolore mais puissant entre l’ongle et la peau de son majeur, là où la saleté vient se nicher les après-midis de sortie dans les parcs. Je dépose un liquide incolore, inodore et sans saveur entre l’ongle et la peau, là où les dents s’insèrent, pressent, mordent, et la langue qui darde les chairs pour enfin rejoindre le liquide visqueux. L’écolière finit par en avaler quelques microscopiques molécules, juste assez pour amorcer une transcendance, pour anéantir l’espace qui sépare l’esprit de la planche dessinée, voilà c’est fait, le liquide a été avalé, la révélation peut commencer, les pensées de Christine deviendront sous peu les siennes propres, il n’y aura plus de distance, il n’y aura plus de séparation, nous serons comme au paradis terrestre, les êtres pourront communiquer sans paroles, les connaissances seront partagées spontanément, le bien et le mal redeviendront un flux continu de sensations bienfaisantes et tout sera joué.

L’écolière avale un peu de liquide visqueux et, bientôt, je le sais, sa lecture ne sera plus ce lent et fastidieux alignement de mots et de cadres qu’elle connait depuis son enfance, un itinéraire sans aspérité le long des lignes du texte, mais un éclatement, une respiration profonde, comme issue des entrailles de la terre, un bouleversement complet des proportions, des couleurs, des formes et des détails. Il n’y aura plus de distance entre l’œil et l’objet, elle sera remplacée par une fondue au noir, où perception et compréhension seront une seule et même chose.

La jeune écolière a fermé les yeux et déposé son comic book sur ses cuisses entr’ouvertes. Je ne veux plus regarder, je ne dois plus l’observer, ce qui va suivre ne m’appartient plus. Je suis et veux rester ce bienfaiteur anonyme qui a ouvert une porte au mendiant de l’infini.

 

Prochain épisode: En attendant la suite de l’épisode – I  (NCR 3/20)

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