Naked City Redux. Deuxième mouvement, dit longiligne (4/20)

Dernier épisode: NRC. En attendant la suite de l’épisode – I  (3/20)

 

Il faut toujours débuter avec un fait avéré. Le mien ne vaut pas grand chose, mais il a été monté avec les meilleures intentions du monde, si on oublie évidemment cet acte répréhensible commis sous l’égide de la pureté décrit au Premier mouvement.

Je croise un REPRÉSENTANT. Je frisonne. Je compte jusqu’à dix-sept. Lentement. Un, deux, trois, quatre, cinq, six… seize.

La station de métro est un long tunnel où les voyageurs foncent, bride abattue, pour être les premiers arrivés sur le quai, les premiers arrivés dans le wagon, les premiers assis sur les rares bancs disponibles, les premiers rendus à l’abattoir, les premiers débités, éviscérés, écartelés, découpés, empaquetés. Fin du fait avéré.

Dix-sept.

En fait, la station est un tunnel où je m ‘égare, et je marche sans trop y penser, claustrophobe que je suis, attentif aux claquements de talon des dames et à l’interminable monologue de Mlle G. C., l’adjointe à la direction au manteau de faux vison, qui résume à un commis de bureau les douze dernières pages de son roman savon. Elle y met du sentiment, appuie ses descriptions avec moult gestes superflus, certaine que son interlocuteur est pendu à ses lèvres tandis qu’il dérive en pensées dans un monde de phalènes et de phasmes. Barbed wires. Sharp spikes. Obstructions. J’essaie de me représenter son héroïne en pleurs, mais ne parviens qu’à tracer des figures aux contours enfantins, corps réduits à des traits sans profondeur. Mais l’important, c’est de la laisser parler, de suivre son récit tout au long de notre déambulation dans le couloir de la station de métro. De son personnage principal je n’ai qu’une image déformée, affaiblie par la distance, les restes de la nuit passée, turbulences, jappements de chien, déchirements de tôle, explosions de vitre, sirènes de police, Naked City, Duncan Kleist. Je ne sais plus, tout est déjà loin. Mais derrière nous, c’est la commotion. Un corps a lourdement chuté sur les carreaux de céramique, la tête a cogné, du sang a commencé à se répandre, je soupçonne qu’une vague odeur de chewing gum à la fraise plane au dessus de la chemise blanche à manches courtes de la jeune fille inconsciente. Elle avait juste à ne pas se ronger les ongles. Les gens se retournent et s’apitoient; puis, comme un banc de poisson se déplaçant d’un seul bloc, ils virent à gauche, baissent les yeux, s’immobilisent. Avez-vous déjà nagé dans un banc de poissons, mesdames et messieurs du jury? Tous ces yeux qui vous regardent, toutes ces nageoires qui frétillent, un grand cercle se crée autour de vous, vautour de vous, on n’arrive pas savoir si c’est eux ou nous qui sommes apeurés. Escher strikes back.

Dix-huit.

Y a-t-il un médecin? Entendons-nous clairement résonner dans le tunnel. Y A-T-IL UN MÉDECIN? Comme si un tel membre de l’académie des sciences de l’homme pouvait se trouver dans le tunnel d’une station de métro à cette heure indue du matin par temps froid. Les médecins ne fréquentent pas le métro. C’est un fait avéré. Ils prennent leur Audi ou leur BMW ou leur Mercedes-Benz ou leur machin-truc-chose qu’ils garent dans le LUXUEUX stationnement  de la clinique privée où ils font des heures sup, marchant à pas feutrés sur le tapis shag du couloir, leur mallette au bout du bras et leur montre Rolex impeccablement mise à leur poignet droit. Ou le gauche. Je ne sais plus.

I’m looking for Dekan? Have you seen Dekan? He’s lost.

Au loin, stupeur et indignation se répondent dans un strident antiphonaire. Mais qui a fait ça? Qui ? Je ne veux pas le savoir.  J’ai ma petite idée, mais elle ne regarde que moi. Je zigzague à travers la foule, homme machine pressé de retrouver son chemin, les trente sept pas qui le séparent de la guérite, puis les tourniquets, les marches, le quai, les portes qui s’ouvrent, les portes qui se ferment, le wagon qui se met en branle, les soubresauts provoqués par les rails depuis longtemps désajustés, les parfums mélangés.

Je ne crains qu’une seule chose: une interruption de service.

 

Prochain épisode: NCR. En attendant la suite de l’épisode – II (5/20)

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