Dernier épisode: NCR. En attendant la suite de l’épisode – II (5/20)
Les amphithéâtres sont abrutissants. Ça vient surement des gradins étagés et de la pénurie d’oxygène, sans oublier l’absence de lumière du jour, la couleur fade des murs ou les chaises qui ne touchent pas le sol. Une chaise est faite pour toucher le sol. C’est sa définition de tâche. Permettre au corps de se reposer en état d’éveil. Soulager les pieds. Le dos. Permettre l’écriture. S’interposer ente le postérieur et le plancher. Mais une chaise qui ne touche pas le sol, parce qu’elle est fixée à un poteau, déjoue le principe même de son existence. Et le malaise est grand.
Je me suis assis en retrait, près de la porte de droite, mon sac entre les jambes. Comme d’habitude, je suis en retard. C’était le brouhaha dans le métro. J’ai été distrait, atteint d’un sentiment diffus de culpabilité qui m’a fait me terrer de longs instants dans les toilettes de l’université. Je craignais l’arrivée intempestive des REPRÉSENTANTS. Ils devaient m’avoir à l’œil, n’attendaient que le moment approprié pour m’emporter. Là.
Sur l’estrade, entre le tableau noir et le pupitre, le prof vient de comprendre les possibilités de son micro. Il est heureux. Radieux. Resplendissant. Ouvrant les bras, il marche de long en large, fait varier ses intonations et multiplie les envolées lyriques. Il ressemble à Alan Alda, mais avec des cheveux gris. Son cours porte sur la psychanalyse littéraire et nous fouillons avec le plus grand mépris l’esprit de nos amis les écrivains, prenons leurs mots pour des valises que nous ouvrons sans vergogne et que nous vidons un morceau à la fois, jusqu’aux sous-vêtements que nous gardons pour la fin. Spasmes, hoquets, soubresauts, ma tête tourne, des restes d’un liquide nauséabond coule sur mes tempes. Trente trois mille deux cent dix-sept. Les chiffres me font du bien. Surtout quand ils sont choisi de façon aléatoire. Je m’achète parfois des billets de loto juste pour le plaisir de regarder les nombres choisis et leurs possibilités d’agencement. 20, 23, 36.
Respirer me fait mal. Autre fait avéré. Je me sens comme si un grésil d’automne avait transpercé mes vêtements, ma peau. À court de solutions. Combien de goûtes d’eau dans une averse? Combien de grêlons dans une tempête? Il faut appréhender le complexe.
Le professeur est habillé d’un complet en cuir bleu. Ça ne s’invente pas. Du cuir teint d’un beau bleu pâle. Une coupe safari par dessus le marché. On se croirait dans un épisode du Capitaine Bonhomme, avec l’Oncle-Pierre, sa barbichette taillée, son sourire narquois et ses yeux perçants. Il n’est pas question de zoologie et de savanes, mais de pathologies et de traumatismes.
J’ai une crise d’asthme.
Je me penche sur mon cartable, prends mon feutre et commence à dessiner des cubes sur la surface quadrillée des feuilles. Des cubes, des cubes et encore des cubes, des cubes droits, des cubes croches, des cubes ramollis, des cubes en enfilade, des cubes en mouvement, des cubes superposés, des cubes encore, égyptiens, sumériens, russes, chinois, désarticulés, froissés, aplatis, idéogrammes, transparents, sucrés, emprisonnés, morts, morts, morts. Mes cubes fendent les feuilles de mon cartable comme des lames. Si je prenais tous les cubes que j’ai pu dessiner ces dernières années et que je les mettais bout à bout, ils traceraient une ligne qui se rend du plus profond de mon cerveau reptilien jusqu’à mes rêveries diurnes. Une goute d’hallucinogène sous l’ongle d’une pucelle, une rupture du continuum, une dilatation du duodénum, un accès de délirium.
J’ai mal à la tête. Des pulsations me forcent à fermer les yeux de longs instants. Des images de Naked City me viennent à l’esprit. Année 4, épisode 105. C’est noir et c’est gris. Les marges sont occupées par des ombres qui s’étirent et se disloquent. Je vois un corps inerte, désarticulé, un corps encore chaud qui tressaille sous la pression des doigts. Un homme porte une veste aux poches bouffantes. Elles sont suffisamment larges pour contenir un petit calibre, un ROEHM bronzé noir ou un sympathique bulldog C320, des menottes, une seringue et un pot de farine blanche, un Mason rempli à pleine capacité. De quoi faire un gâteau ou des crêpes.
Naked City, c’est l’histoire d’un poète retrouvé mort au pied d’une boite aux lettres au coin d’une rue de New York. De Greenwich Village pour être plus précis. Un crime sans trace ni témoin. Aucune empreinte digitale n’a été prélevée. Un homme mort près d’une boite de tôle. Adam Flint s’est allumé une cigarette, l’air songeur. Il devra faire enquête. Une histoire parmi d’autres, un poète auprès des marchands, un dysfonctionnel chez les fonctionnaires. C’était un poète, non, plutôt un anarchiste, un beat, un alcoolique fini, un drogué, un il-ne-vous-reste-plus-grand-chose-à-vivre, un vous-devriez-vous-faire-soigner, un mais-mon-pauvre-vous-êtes-déjà-mort. Ses poèmes ne l’ont pas sauvé, il n’y a pas eu de métamorphose, ses scribouillages l’ont tué. Comme on écrase une fourmi avec son talon.
Hold for Gloria Christmas.
White Curtesy Telephone.
Calling all personnel.
This is not an exercice.
Prochain épisode: Naked City Redux. En amphithéâtre (7/20)