Dernier épisode: Naked City Redux. Troisième mouvement, en amphithéâtre (6/20)
La salle vibre tandis que le système de son de l’amphi crache des mots que je n’écoute même pas. Ma tête est ailleurs. Mon attention flotte dans d’interminables couloirs à l’éclairage blafard. J’avance, mais je ne me rends nulle part.
Pendant que mon équilibre se rétablit et que le sol peu à peu revient à la normale – c’est qu’il tanguait le sol, il roulait sous mes pieds, un mouvement sourd provoquait des plis et des replis qui me faisaient tressaillir, lové dans ma chaise en plastique sans pieds –. J’aurais voulu me réincarner en Gloria Christmas, vivre dans une petite ville de l’Idaho, aux abords d’un champ de patates, dans un bled perdu, une rue pour les commerces, puis des rangs à perte de vue et des maisons aux couleurs délavées. J’aurais pris la bleue poudre avec sa galerie peinte orange citrouille. Je me serais assis sur une chaise berceuse et aurais attendu que le soleil se lève. Je me serais alors précipité au bureau de poste, espérant recevoir des nouvelles de Duncan, Duncan à New York, Duncan dans les bas-fonds de la ville, Duncan chez les héroïnomanes, chez les fumeurs d’herbe, Duncan sur les traces de Jack, fils perdu parmi les hommes, haïkus démodés, strophes amères, Duncan caché au fond d’une boite de jazz, un whisky à la bouche et des paroles de Jack dans la tête. Je voudrais m’incruster dans ce monde depuis longtemps passé, l’univers de Duncan Kleist, quand la poésie était encore un art en ébullition, croisait le jazz, le folk, l’amour, la haine. Mais je dois me concentrer sur ce que l’homme en bleu nous dit. Je dois analyser le texte de ce bon à rien de Camus. L’étranger, que ça s’appelle. J’en ai rien à cirer. Je rêve des beats et de Coltrane, je rêve de Soho et de Greenwich, m’en fous de ce qui se passait à la même époque chez les existentialistes. Ce livre est le chant ultime de la dépossession, dit l’homme en bleu, mais je m’en sacre. Il n’existe aucun document sur la condition du paria qui arrive à la cheville de ce roman, ajoute-t-il encore, mais je m’en contre-crisse. La postérité ne pourra oublier ce livre vengeur, déclare-t-il, heureux de l’effet de sa verve sur les Gloria de ce monde. Je m’en lave les mains. Surtout les ongles.
Je sens que je vais m’évanouir, mais je m’accroche à ma chaise sans pattes. Je sors un Kleenex et je me mouche. Je me mouche et des étoiles jaillissent dans mon champ de vision, des milliards, je me mouche et tout devient noir, je me mouche et du sang se répand sur le papier assoupli du mouchoir, je me mouche et les vagues continuent leur lent déferlement, et je me sens isolé parmi tous ces voleurs, tous ces étudiants qui happent les mots bleus du prof, et happent et happent, la gueule ouverte, avalant toutes les inepties de cet orateur endimanché, comme si la naïveté était la seule forme de connaissance possible.
La porte de l’amphithéâtre s’ouvre, le prof s’immobilise, la classe se tait, c’est un pur moment cinématographique, tout est au ralenti, la main qui tient la porte, les néons qui vibrent, le prof qui lève les yeux vers le fond de la salle, les étudiants qui suivent son regard des yeux et qui découvrent un homme vêtu d’un trench et d’un chapeau, il ressemble à s’y méprendre à l’acteur américain Paul Burke. Une femme l’accompagne. Elle scrute l’amphithéâtre, une main au-dessus de ses yeux pour couper l’éclat des néons, de gauche à droite, et de droite à gauche, un lent balayage horizontal, un mouvement minutieux, une tête à la fois, jusqu’à ce que, moment palpitant s’il en est un, elle identifie enfin la personne qu’elle cherchait, et elle le montre du doigt, elle pointe dans sa direction, c’est clair et sans aucune ambigüité, de son index elle le désigne, elle l’identifie, c’est un déictique puissant ce doigt pointé, c’est lui! Et l’homme s’avance, sans égards pour la classe qui vient de connaître une interruption inattendue, sans égards pour le prof qui en a perdu son latin, son français, et tout ce qui prolifère entre les deux, sans égards pour les paumés de ce monde, le REPRÉSENTANT s’avance vers moi, oui moi, c’est vers moi qu’il marche d’un pas méthodique et presque militaire, c’est moi qui a été montré du doigt, je suis l’étranger, il ne pouvait en être autrement, c’est moi le cassé, le corrompu, le triste chevalier de la tête fendue. Et le détective s’approche, il me parle, il sait que j’étais dans l’autobus, que j’étais dans le métro, que je me suis approché de la jeune fille qui a chuté depuis dans un délirium dont on ne sait comment l’extraire, non je ne suis pas arrêté, mais je dois le suivre toutes affaires cessantes, il veut me parler, la justice veut m’entendre, il me demande de le suivre.
Je me lève et ramasse mes affaires, mes membres RAIDIS PAR LA PEUR.
Prochain épisode: NCR. En attendant la suite de l’épisode – III ((8/20)