Naked City Redux. L’interrogatoire (10/20)

Dernier épisode: Naked City Redux. Quatrième mouvement, dit de l’interrogatoire (9/20)

 

Le motif. Hum. Bonne question…

Ça me chicotait. Plus encore que le reste.

Pourquoi?

Je ne savais pas quoi répondre. Je pouvais compter à rebours pendant des heures. Mais je ne savais pas quoi répondre à cette question d’une simplicité désarmante.

Duncan Kleist était mort et j’étais accusé d’un meurtre sentimental, d’un meurtre dont j’ignorais jusqu’à ce moment l’existence. Duncan, ses poèmes avaient transformé sa vie, au point de le rendre, lui, méconnaissable. Il était devenu un sans abri, un robineux, un beat, un tramp…

Nous nous ressemblons. Mon esprit est sans domicile fixe depuis longtemps, il a fait de l’itinérance son mode d’être, je trempe mes lèvres dans tout ce qui se boit, and I beat my meat every so often. Je suis maintenant accusé d’homicide. Était-ce volontaire? Était-ce radical? Subversif? Inconscient? Pourtant, je le déclare en toute bonne foi, le meurtrier, ce n’est pas moi, je ne suis qu’un ange dans cette histoire, un spectateur distrait, mes désirs  prennent la forme de bruissements d’ailes, mes actions ressemblent au mouvement des cumulus dans un ciel boursoufflé, ce n’est pas moi, c’est le scénariste de la bande dessinée que lisait la collégienne, c’est lui le coupable, je n’ai fait que précipiter l’évènement, en déployant de façon exponentielle les impressions et perceptions de la jeune fille. Je n’ai fait qu’augmenter son plaisir comme j’augmente le mien à doses infinitésimales d’une drogue imaginaire. Duncan Kleist est mort d’une fracture du crâne en pleine rue, son manteau déchiré, il est mort près d’une boite aux lettres, d’une distributrice de timbres renversée et d’une bouche d’égout. Il avait vendu ses poèmes à un barman pour acquitter ses dettes d’alcool, il devait à tout prix les récupérer, quitte à les dérober. Ses poèmes étaient la synthèse de ses expériences anarchistes, les témoins de sa descente aux enfers, et il voulait tout envoyer à Gloria Christmas, ange parmi les anges, Gloria sans tâches et sans reproches, Gloria comme dans un film de Walt Disney, naïve, obéissante, inerte. Et que j’avale une pomme empoisonnée. Et que je me pique le doigt sur une aiguille. Et que je perde mon soulier dans une fuite éperdue. Ou une botte de foin. Duncan était un poète maudit. Un Kerouac sans talent. Un Ginsberg straight. Ses poèmes ne valaient rien, ce n’étaient après tout que des traces écrites, ponctuées de ratures et de vides, des traits irréguliers, des pensées, des envies, des ressentiments, des émois, des mots entortillés, pas même des haïkus.

Gloria entre au bureau de poste et prend dans ses mains une enveloppe. Elle la prend dans ses mains, la soupèse, l’examine, tente de reconnaître l’écriture. Qui peut bien lui écrire? Qui? Personne, évidemment. C’est répugnant. Duncan est mort et la police enquête sur un crime crapuleux. Qui lui voulait du mal? Qui a bien pu l’abattre à coups de battes de baseball? Qui lui voulait du mal? Qui a bien pu tuer l’écolière en lui injectant une drogue imaginaire sous les ongles? Il y a un corps. Ça commence toujours avec un corps, sinon l’attention du spectateur s’étiole. Alors oui, un corps, et plus il est frais, plus le suspense est grand. La police a le corps, elle a même le suspect numéro un, moi en l’occurrence, mais il lui manque le motif et le mobile, il lui manque l’enchainement des actions, la raison profonde de ce crime, qu’est-ce qui a bien pu se passer pour qu’on en arrive là?

Je ne sais pas quoi dire, le REPRÉSENTANT est en face de moi, il attend que je réponde et je le regarde comme s’il s’agissait d’un prof et que je suis en examen, sans rien connaître de la matière parce que je n’ai pas étudié. Je cache mes mains sous la table. Ce n’est pas parce qu’elles tremblent, mais elles sont glacées, elles sont presque bleues et c’est inconfortable. Le motif, ce n’est pas à moi qu’il faut le demander, ou à Duncan, nous ne sommes que des pantins dans cette histoire, c’est au scénariste qu’il faut le demander, c’est lui qui a écrit l’histoire, c’est lui qui l’a imaginée, nous n’avons fait que donner un coup de pouce au destin.

Je n’ai rien à dire, rien à faire, surtout, rien à déclarer, non pas tant par dessein que par impuissance.

 

Prochain épisode: En attendant la suite de l’épisode – IV (11/20)

Cet article a été publié dans Archives, L'atelier avec les mots-clefs : , , . Bookmarker le permalien. Laisser un commentaire ou faire un trackback : URL de trackback.

Laisser un commentaire

Votre e-mail ne sera jamais publié ni communiqué. Les champs obligatoires sont indiqués par *

*
*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>