Dernier épisode:NCR. En attendant la suite de l’épisode – V (13/20)
Un ami est venu me voir.
Un REPRÉSENTANT quelconque.
Car, je le sais maintenant de source certaine, si tant est que mon inconscient soit une source fiable, il n’y a plus sur terre que des REPRÉSENTANTS, des êtres pour et avec le gouvernement. Pour et avec la loi. Pour et avec les forces de l’ordre. Tandis que je suis, moi, un agent des forces du chaos et de la vie. La bataille fait rage, c’est l’ordre contre la vie. Les REPRÉSENTANTS contre les agents, autant dire les gens.
Cet ami est passé par la porte, tout simplement, je dormais, je ne l’ai pas vu arriver et, quand j’ai ouvert les yeux, il était d’ores et déjà assis sur le bord du lit le plus naturellement du monde. Si je le pouvais, je m’enfuirais par la porte laissée entr’ouverte, je me lèverais de mon grabat, comme dans une expérience extrasensorielle, mon corps flotterait dans la cellule, je m’élèverais lentement, petit nuage de chair flottant, avançant peu à peu vers le centre de la pièce, la porte, le couloir, la fenêtre, l’air libre, le firmament; je reste pourtant étendu de tout mon long sous la couverte de laine, les yeux fermés, les bras le long du corps, les mains à plat sur le matelas, le sexe mou, et je prends de très grandes respirations, l’air remonte du plus profond de mon corps pour passer par mes voies respiratoires et s’affranchir dans le calme serein de la cellule. Épuisé, dodelinant de la tête, je reste des heures à penser, et à regarder l’œil, le dessin d’un œil rudimentaire tracé au crayon feutre sur le mur du fond. Il me regarde cet œil, il m’épie, scrute mes moindres mouvements, on se croirait dans un roman de Thomas Pynchon. C’est un œil beat. Un œil qui voit ce qui échappe au commun des mortels.
On croyait beaucoup au troisième œil à cette époque, le troisième juste au dessus des deux autres, œil invisible mais d’une extraordinaire faculté car il parvenait à voir ce qui échappait à la vue. T. Logsang Rampa en avait décrit les possibilités dans un livre paranormal. C’était un faux, T. Logsang Rampa, un faux lama, qui racontait parvenir avec son troisième œil voir à travers les dimensions et l’espace, il pouvait léviter, faire le tour de la terre en pensées, frôler les pics de l’Himalaya, descendre jusqu’au plus profond des mers, participer à une transmigration de l’esprit, observer l’aura des gens qui l’entouraient, mourir et revivre dans la même journée.
Ma cellule est pleine d’yeux que j’ai dessinés, des yeux qui rivalisent avec l’œil présent à côté de mon lit, des yeux pour tromper cet œil, pour le perdre dans la masse, des yeux pour brouiller les cartes, pour vaincre l’ennemi intérieur. Tous ces yeux me permettent de ne pas me sentir épié. Un œil, ça épie. Mais une multitude, ça ne voit plus rien, ça se regarde regarder, les lignes de fuite sont perturbées, elles se croisent et s’entremêlent, des nœuds se forment, des mailles, des tresses, les regards s’égarent dans les dédales de ce labyrinthe d’yeux égarés. Un Dieu, c’est puissant, omniprésent, omniscient. Mais, des dieux… ils perdent en puissance ce qu’ils gagnent en nombre. Ils ne peuvent que se quereller entre eux et leur puissance est réduite, puisque partagée. C’est la même chose avec les yeux. Un œil voit tout. Une kyrielle d’yeux ne peut que se perdre dans le regard.
Un ami est venu me voir, un REPRÉSENTANT, et il ne m’a pas sauvé la vie, mais c’est tout comme. Il m’a regardé, comme un médecin examine son patient, mécontent et déçu. Je n’ai rien à dire. Je muse et retiens mon souffle. L’asphyxie me gagne.
« Écoute-moi, tu m’entends? J’ai des choses à te dire. Ouvre les yeux. C’est important que tu m’écoutes. La fille, l’écolière, n’est pas morte. Tu m’entends? Elle ne l’a jamais été. Oui, elle s’est évanouie dans le couloir de la station de métro, et elle tenait dans ses mains un Comic book made in US, Love Me Tender, une espèce de soap opera à deux sous. Elle est maintenant à l’hôpital Saint-Machin et jure de ne plus jamais se ronger les ongles, que ce n’est pas bon pour la santé, qu’on ne sait jamais ce qui peut se glisser entre l’ongle et la peau, qu’elle ne le fera plus jamais au grand jamais : merci maman de m’avoir mise au monde et merci de m’avoir nourrie au biberon, et merci de m’avoir secourue quand j’étais mal, et je ferai dorénavant le ménage de ma chambre, et je ferai mon lit, et je rangerai mes vêtements, et je mangerai avec une fourchette, et je passerai le balai quand on me le demandera, et je sortirai les vidanges, et je ferai la vaisselle, et je me brosserai les dents, et plus jamais je ne mentirai, mais il faut que tu me permettes de continuer à acheter mes Love Me Tender parce que je dois à tout prix savoir ce que fera Christine, comment elle réagira à la séparation, si une réconciliation est encore possible, si son bel amoureux se coupera la barbe, je dois savoir, c’est plus fort que moi. La jeune fille se meurt de connaître la suite des aventures de Christine, mais j’ai cru comprendre que le prochaine numéro aurait un certain retard parce que le scénariste s’est suicidé, il a avalé une bouteille complète de comprimés, il aurait laissé une lettre sur la table de son petit appartement, et le rédacteur en chef veut s’en servir dans l’histoire de Christine, je ne sais pas comment, ne me demande pas de détails, mais elle figurera dans le prochaine numéro, mais pour cela il faut trouver un nouveau scénariste prêt à se sacrifier pour la bonne cause, ils ne courent pas les rues, à ce qu’il parait.
Écoute-moi, la fille n’est pas morte, ils ne pourront pas te garder éternellement, il te relâcheront; tu ne seras pas accusé de meurtre, mais uniquement de non conformisme, d’entrave à la sécurité publique et à l’hygiène mentale, d’atteintes aux liberté individuelles, de torture émotionnelle, bref de crime social. Tiens bon! Surtout ne te laisse pas abattre. The war must go on. »
Prochain épisode: Naked City Redux. Le REPRÉSENTANT qui ne m’a pas sauvé la vie (15/20)