Dernier épisode: Un moment à couper au couteau (18/20)
La douche fut froide et insupportable, les serviettes étaient rêches et raides, les mains qui me manipulaient n’avaient aucune compassion, j’étais leur marionnette, un bras levé ici une jambe pliée là, une claque sur les fesses pour faire bonne figure. À peine habillé, je fus transporté dans une camionnette, déposé vulgairement à l’arrière, entre les coffres à outils et les chaises pliées, et c’est là, assommé par toute cette activité, que je me suis mis à revoir Duncan, bien en chair à mes côtés, Duncan le front éclaté, les rides marquées par le sang et la poussière, Duncan revenu des morts pour m’escorter.
Sa mort n’aura pas été inutile, pauvre Duncan, ses poèmes ont finalement été mis à la poste. Quand le détective qui enquêtait sur sa mort a compris ce qu’il tentait de faire, il a refait le trajet du poète et a découvert le paquet dans lequel se trouvaient ses poèmes. Et il l’a posté.
En interrogeant le meurtrier, le détective s’était fait à l’idée que les poèmes étaient irrémédiablement perdus. Au moment où le barman frappait de rage Duncan à la tête et le tuait, le paquet tombait dans une bouche d’égout et passait à travers la grille. Duncan expirait en regardant la bouche d’égout qui avait avalé son œuvre. Sa mort était double, car s’éteignait avec son dernier soupir la possibilité qu’il soit lu.
Retournant sur les lieux du crime, le détective s’est rappelé que les bouches d’égout avaient souvent une grille intérieure. Voulant en avoir le cœur net, il s’est couché sur la rue, et il a tendu la main, cherchant du bout des doigts le paquet. Il a cherché et cherché et la caméra s’est approchée de son visage jusqu’à détailler le blanc de ses yeux et les pores de son nez et ses joues flasques, et il a cherché, tâtonné, ses doigts en extension maximale et finalement oui quel miracle! oui il a touché quelque chose, et oui on aurait dit du papier, une enveloppe de papier, et du bout des doigts, il a réussi à s’emparer du paquet et à le remonter, car c’était bel et bien un paquet, souillé, détrempé, mais quand même intact, un paquet scellé et adressé à Gloria Christmas, elle-même. Il aurait pu l’ouvrir et lire les poèmes de Duncan, il aurait pu mettre ses yeux sur ces lignes qui avaient fait souffrir le poète beat, mort au combat, mais non, il ne l’a pas ouvert, il a mis des pièces dans la machine distributrice de timbres et il a déposé le paquet affranchi dans la boite aux lettres. Il a posté le paquet à Gloria Christmas, Idaho.
Duncan n’est pas mort inutilement et cette vision d’un détective sensé et attentif, cette possibilité d’un REPRÉSENTANT différent calme mes tremblements et adoucit ma tristesse. Je n’ai plus le gout de combattre le sommeil et tout ce qui viendra de mon overdose, je me laisse bercer par le roulement de la camionnette qui roule sur les rues de ma ville. Ma ville nue. Ma ville noire et blanche. Ma ville d’errance et de mort.
La suite ne m’appartient pas. Je la laisse à Gloria Christmas qui ignore tout du rôle que je lui destine.
Prochaine épisode: Naked City Redux. Épitaphe (20/20)