Mirage. Troisième mouvement

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D’où vient le passé?
D’où vient que le passé importe parfois plus que le présent?
Pourquoi faut-il que nous ayons organisé notre pensée en fonction de catégories comme le présent, le futur et le passé?
C’est la mémoire qui fait exister le passé. Sans mémoire, sans lieux ou palais  de mémoire, à la Cicéron et Simonide, surtout, qui est à l’origine du procédé, le passé n’a aucune présence. Il se disloque, comme un vent qui vient de passer et qui se perd dans l’immensité de l’atmosphère. Mais ce passé, quel est son rôle? Est-ce une loi? un matériau? une potentialité?

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IMG_2362En Australie, les arbres perdent leur écorce pendant les grandes chaleurs. Ils la perdent comme les serpents muent, laissant derrière eux des enveloppes d’une fine membrane translucide.
Les arbres se débarrassent de leur écorce qui tombe à leur pied et les oiseaux s’en emparent pour constituer leur nid. Il ne reste plus à ces feuillus que leur bois blanc. On dirait des spectres. Des arbres blanchis par une force souterraine. Et le blanc est accentué par cette gomme qui les recouvre et protège. Des arbres blancs, comme des souvenirs égarés, comme une attention sans aucune densité, sans aucune profondeur.
Ce sont des arbres qui s’offrent au vent et à la pluie. Des arbres sans protection. Nus, comme les enfants le sont en naissant.
Chaque été, ils perdent leurs souvenirs d’écorce et retrouvent une virginité blanche. Celle des sentiments purs, celle de l’innocence, celle de l’oubli.

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Le koala, après le kangourou, est un des emblèmes de l’Australie. Ce marsupial au pelage gris et aux yeux rêveurs vit dans les eucalyptus dont il mange les feuilles. Il s’agit de leur seul aliment. Mais la valeur nutritive de ces feuilles est faible et le processus de digestion, extrêmement long. Les koalas usent toute leur énergie à les digérer et ils dorment près de dix-neuf heures par jour. Dix-neuf heures par jour à dormir et à muser.
À quel rapport au monde ces heures de vacances donnent-elles droit?
Les koalas dorment leur vie et les aborigènes décrivent leurs mythes d’origine comme un Temps du rêve, un Dreamtime.
Le musement a une emprise indéniable sur ce continent. Et je participe au mouvement.

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IMG_2526Les aborigènes ne fractionnent pas leur existence en termes temporels, mais d’actualisation. Leur vie actualise une partie de la création du Temps du rêve.
Le passé n’est pas ce qui est terminé, mais ce qui s’impose comme potentialité, comme ce possible que le présent actualise. Il n’y a pas trois termes, comme avec le temps, mais deux. L’enchaînement est logique et non temporel. Potentialité et actualité. Premièreté et deuxièmeté. Il ne manque que la loi pour que la triade soit complète.
Robert Lawlor, dans un essai sur le Temps du rêve aborigène, explique : « Comme pour la graine, la potentialité de tout emplacement terrestre est imbriquée dans la mémoire de son origine. Les aborigènes nomment cette potentialité le Rêve de cet endroit, et ce rêve est au cœur du caractère sacré de la terre. Et seulement dans des états de conscience extraordinaires peut-on devenir sensible ou se mettre à l’écoute du rêve intime de la terre. » » ((Robert Lawlor, Voices of the First Day. Awakening in the Aboriginal Dreaming, Rochester, Vermont, Inner Traditions, 1991, p. 1)

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J’essaie de penser en dehors du temps, mais je n’y parviens pas. J’essaie de penser ce que c’est que de parler et de penser en dehors du temps, et je suis incapable de me l’imaginer. J’ai vécu ma vie entière dans le temps, dans la pensée du temps, et je ne puis m’en extraire. Le temps a structuré mes pensées.
Quelle étonnante notion! Penser en dehors du temps…
Il faudrait peut-être, pour y arriver, arrêter d’écrire, cesser d’enfiler des mots sur des lignes invisibles qui disent par leur structure même le défilement du temps. Laisser le rêve envahir l’esprit et lui dicter une nouvelle façon de faire.

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Tu ne peux pas emprunter le sentier avant d’être toi-même devenu le sentier, dit le proverbe.
Mais comment devient-on le sentier?
Dans quel état de conscience doit-on se mettre pour être à l’écoute du rêve intime de tout individu? Il faut suivre un signe de piste, entonner un chant de pistes. Se mettre à l’écoute de ce qui traverse toute parole juste avant qu’elle ne se taise.

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Tout voyage réalise un rêve, même implicite.
Quel est le rêve de mon voyage en Australie? Ce rêve qui serait au cœur du caractère sacré de mon expérience? Peut-on s’inventer un rêve dans l’après-coup? Affirmer : voilà ce que j’étais allé chercher. Quand en fait on n’en avait aucune idée…
Le voyage est une dialectique où les réponses précèdent systématiquement les questions.
Est-ce mentir que de témoigner d’une vérité, quand c’est le jeu des contingences qui est à l’origine de sa découverte?

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Le voyage échappe au défilement continu du temps, parce qu’il est un temps qui impose ses propres impératifs.
Ce n’est pas la grille horaire qui dit à quelle heure arrive le train.
C’est son entrée en gare.

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