Mirage. Quatrième mouvement

IMG_2633-low

Le mont Uluru a été chanté avant d’exister, il a été imaginé, dessiné, projeté sur la surface rouge de la terre. Il est issu du Temps du rêve, et ses pentes lisses comme de la pâte, ses formes arrondies et ses blessures qui laissent transparaître des ruches constellées d’alvéoles vides parlent d’un temps autre, d’un temps maintenant dépassé, quand tout émergeait, frais à l’esprit et tout à la fois scintillant et effrayant.

*

Le Temps du rêve est, pour les aborigènes, l’époque de la création du monde.

«Toute création provient de la même source : le rêve et les agissements des Grands ancêtres. Toutes les étapes, les phases et les cycles étaient présents simultanément dans le Temps du rêve. » (Lawlor, Voices of the First Day, p. 15)

*

IMG_2682
La plupart des commentateurs signalent que l’idée de rêve ne parvient qu’imparfaitement à décrire ce temps mythique de la création du monde des aborigènes. Le terme a été conservé dans les diverses traductions, faute de mieux.
Notre vocabulaire est définitivement trop pauvre pour identifier les états de conscience que nous pouvons connaître. Notre dépendance à la rationalité et au sentiment de sécurité qu’elle engage – car rien n’est plus rassurant qu’une structure stable et prévisible–, nous incite à négliger les marges de notre imagination, ses mouvements ombragés, ses pourtours incertains. Nous avons plus de mots pour identifier les pièces d’une automobile que pour décrire nos états d’esprit.
Pour expliquer l’extraordinaire dynamisme du temps de création des aborigènes, nous n’avons qu’un seul terme, le rêve. Façon, entre autres, d’en réduire la portée, d’en banaliser les résultats. Ce n’était après tout qu’un rêve
D’autres notions pourraient être proposées pour signaler le caractère fondamental de ce temps de création.

*

Le Temps du rêve, aurait ainsi dit Charles Sanders Peirce, est essentiellement une forme de musement. Et le philosophe américain a, lui aussi, résisté à décrire l’activité de création ou de recréation pure impliquée par son concept comme une forme de rêve.
S’il a commencé par le décrire comme une rêverie ou une méditation, il s’est ravisé, précisant qu’il s’agit avant tout d’une rêverie pleine, sans perte de conscience, sans absence complète de soi. Le musement est plutôt de l’ordre du jeu, mais d’un jeu aux propriétés particulières : « c’est du Jeu Pur. […] Il souffle où il veut. Il n’a pas de projet, hormis la récréation. » (« Un argument négligé en faveur de la réalité de Dieu », in Lire Peirce aujourd’hui, Gérard Deledalle, éd., Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1990, p. 174)

*

Le Temps du rêve aborigène est aussi un jeu pur, un jeu qui précède toute loi, parce qu’il en est le présupposé. Il souffle où il veut, comme un esprit qui s’aventure sur des chemins peu fréquentés et qui produit de l’inouï, du nouveau, une création originale.
Le Temps du rêve est une forme d’oubli actif qui permet la production et la création de formes essentiellement nouvelles et inédites. C’est un temps de création.
Et, peu à peu, il s’est imposé comme le Temps de la création, une fois enclenché le processus de mythification qui fait du passé lointain une origine.

*

IMG_2755Comment quelque chose se révèle-t-il à nous? Quelle est la substance même des mirages?
Georges Didi-Huberman donne l’exemple de la poussière en suspens : « La poussière nous montre qu’existe la lumière. Dans le rai qui tombe au sol, du haut d’un oculus, la poussière semble nous montrer l’idéale existence d’une lumière qui serait épurée des objets qu’elle rend visible : entre un vent d’éther et la fluidité sans but d’infimes particules. Il ne s’agit que d’une fiction, bien sûr, car l’objet, loin d’être épuré, est bien là et c’est la poussière elle-même. » (Phasmes. Essais sur l’apparition, Paris, Minuit, 1998, p. 57.)
Le contenu des rêves, la matière même du Temps du rêve se révèlent à nous comme un rai de lumière laisse transparaître la poussière en suspens. Cette matière est à la fois présente et absente. Elle existe, même si elle est impalpable et essentiellement évanescente. Elle s’actualise juste assez pour que sa potentialité s’impose à l’esprit.

*

Le musement est lui aussi un temps du rêve, une pure potentialité. Il se présente comme un dessaisissement, un mouvement continu de la pensée, un flot qui nous traverse jusqu’à ce que nous nous déprenions de lui, pour une raison ou pour une autre. C’est une forme de discours intérieur, qui ne doit pas être conçu comme une dérive occasionnelle, mais comme le moteur même de notre pensée. On peut le comparer à l’association libre, pratiquée en psychanalyse, qui n’est pas le musement, mais une façon d’en mimer le jeu. C’est surtout l’errance d’un esprit en plein processus créateur, processus qui ne nous apparaît qu’à la faveur de circonstances singulières : faisceaux de lumière, bruit incongru, découverte d’un paysage saisissant.

*

Muser, c’est perdre la notion du temps, et c’est se perdre dans la contemplation de figures, de ses figures. Muser, c’est s’inscrire dans le temps du rêve et entreprendre de suivre ses propres chants de pistes, qui apparaissent alors comme cet indispensable ressaisissement par lequel nos éblouissements initiaux prennent forme.
Le voyage est un moment propice pour appréhender, ne serait-ce que de façon fugace, ce Temps du rêve, pour participer à la logique du musement, comme si la confrontation avec une géographie et un paysage inattendus entraînait une défamiliarisation qui forçait le regard à se renouveler, à sortir de ses ornières, afin de capter les indices de ce qui se terre normalement en arrière-plan.

*

Mirage.
Je me suis rendu en Australie pour retrouver dans les mythes aborigènes de création du monde une forme inattendue de musement. Moi qui n’ai cessé d’en explorer les possibilités et les formes, ces dix dernières années, j’ai été étonné de le retrouver à l’œuvre chez un peuple dont je ne connaissais pratiquement rien.
Le Temps du rêve est une version mythifiée du musement.
Je ne suis pas encore certain de savoir ce qu’il faut en penser. Ce rapprochement est-il fondé ou une simple illusion? Le résultat d’un esprit porté à retrouver des signes et des alphabets même dans les pierres, à la manière de Roger Caillois?

*

« Les formes et les dessins des pierres offrent un prétexte à la dérive de mon esprit autant qu’une énigme à sa réflexion. M’attardant à les regarder, il m’arrive également d’être distrait, détendu, flottant. Je navigue à l’estime ou à la corne de brume en ces eaux du songe. Si je pensais que l’illumination fût autre chose qu’un éblouissement, je dirai extatiques ces états opposés, proches parents les uns de l’hypnose, les autres du vagabondage, où se pressent des conjectures tour à tour strictes et sauvages comme une foison d’herbes folles, ortie et ivraie, envahit dans une promiscuité abominable des plants d’agronomes, de généticiens. »
Roger Caillois, Pierres réfléchies, Paris, Gallimard, 1975,  p.13.

IMG_2739-low

Cet article a été publié dans Les éléments avec les mots-clefs : , , , , , . Bookmarker le permalien. Laisser un commentaire ou faire un trackback : URL de trackback.

Laisser un commentaire

Votre e-mail ne sera jamais publié ni communiqué. Les champs obligatoires sont indiqués par *

*
*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>