Mirage. Cinquième mouvement

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Le Temps du rêve souffle où il veut.
Les chants de pistes qui lui sont liés découlent de cette conception de l’imagination et du rapport au territoire. Il semble que les Ancêtres, quand ils ont exploré à l’occasion du Temps du rêve le continent australien, aient laissé dans leur sillage une suite de mots et de notes de musique qui constituent des pistes, véritables voies de communication entre les tribus.
Le territoire est marqué par une écriture illisible, voire invisible pour les non-initiés, mais qui lui donne une forme, qui le fait exister.

Le Temps du rêve ne peut être abordé, en tant que potentialité, que si des chants de pistes témoignent de sa présence en amont. Une potentialité, par définition, échappe à toute actualisation. Dès qu’elle s’est actualisée, elle a commencé à se dégrader, elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, son souvenir. Mais cette trace même imparfaite est la seule façon d’en inférer la présence.
De la même façon, le musement ne peut être décrit que si une parole quelconque parvient à témoigner de sa présence initiale. En fait, tout parole, en tant qu’actualité, implique une potentialité que le musement identifie comme processus. S’il apparaît comme le jeu pur d’une pensée libérée de ses amarres, ce qui remonte à la surface n’en est jamais qu’un reste, une pâle version, dénuée de toute vitalité, mais c’est tout de même un témoignage, le seul qui puisse exister.

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IMG_2342Pour Bruce Chatwin, ces chants de pistes constituent « un labyrinthe de sentiers invisibles sillonnant tout le territoire australien » (Le chant des pistes, in Œuvres complètes, Paris, Bibliothèque Grasset, 2005 (1987), p. 606).
Le territoire n’a commencé véritablement à exister qu’à partir du moment où il a été chanté dans le Temps du rêve. « En amenant le monde à l’existence par le chant, dit Chatwin, les ancêtres avaient été des poètes dans le sens originel de poiesis, la ‘création’. » (Le chant des pistes, p. 619)

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Dans le mythe grec, pour sortir du labyrinthe, il faut un couple lié par un fil, c’est-à-dire un être qui s’aventure dans le dédale, Thésée, et un autre qui l’aide à revenir, Ariane. Le premier est l’oubli et la seconde, le rappel. Sans Ariane, le labyrinthe est un tombeau.
Les mêmes éléments sont essentiels pour revenir et retenir quelque chose du musement. Un couple lié par un fil, celui de la parole. Un être, un museur, qui explore à l’aveugle les voies de l’oubli et de l’échappé, et un autre, un scribe, qui prend note de ce qui a été recueilli.

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Les chants de pistes sont connus par les occidentaux comme « des ‘itinéraires chantés’ ou ‘pistes de rêves’ et des aborigènes sous le nom d’‘empreintes des ancêtres’ ou de ‘chemins de la loi’. Les mythes aborigènes de la création parlent d’êtres totémiques légendaires qui avaient parcouru tout le continent au Temps du rêve. Et c’est en chantant le nom de tout ce qu’ils avaient croisé en chemin – oiseaux, animaux, plantes, rochers, trous d’eau – qu’ils avaient fait venir le monde à l’existence. » (Chatwin, Le chant des pistes, p. 606)

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Dans le Temps du rêve, la langue n’est pas arbitraire, mais motivée. Chanter le nom des choses les fait venir au monde. Nommer, c’est faire exister. Et cette assertion a une valeur ontologique. L’existence en question n’est pas limitée aux faits sociaux et conventionnels, elle embrasse la vie elle-même.
Dans la Genèse, Dieu façonne du sol tous les animaux et il les conduit à Adam pour voir comment celui-ci les appellera : « chacun devait porter le nom que l’homme lui aurait donné » (Gen 2 : 19). Le savoir du premier homme est inné, sa langue est parfaite, et les noms qu’il donne aux animaux sont ceux que Dieu leur reconnaîtra. L’homme et Dieu parlent la même langue : une langue qui est dans une relation nécessaire aux choses de ce monde, puisqu’elle permet de les identifier exactement, hors de tout arbitraire, et ultimement de les faire exister.
Le Temps du rêve et la Genèse adhèrent à une même conception du langage.

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Les aborigènes, selon Chatwin, ne conçoivent pas « le territoire comme un morceau de terre délimité par des frontières, mais plutôt comme un réseau de ‘lignes’ et de voies de communications entrecroisées. » (Le chant des pistes, p. 661)

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« Pour certains, les pistes chantées étaient comme L’Art de la mémoire à l’envers. Dans le merveilleux livre de Frances Yates, on apprend comment les orateurs de l’époque classique, Cicéron et ses prédécesseurs, bâtissaient des palais de mémoire en liant les parties de leurs discours à des structures architecturales imaginaires; après avoir fait le tour de chaque architrave et de chaque colonne, ils pouvaient mémoriser des longueurs colossales de discours. Les diverses parties étaient connues sous le nom de loci ou ‘lieux’. Mais en Australie les loci n’étaient pas de simples constructions mentales, mais existaient depuis toujours sous la forme des événements du Temps du rêve. » (Le chant des pistes, p. 906)

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IMG_2825Les chants de pistes constituent un labyrinthe de sentiers invisibles, lié au Temps du rêve.
Or, le labyrinthe est justement, et très précisément, l’antithèse des palais de mémoire (je développe l’argument dans La ligne brisée, dont je reprends ici un extrait). En tant que structure faite pour s’égarer, il apparaît comme un lieu de l’oubli, non pas d’un oubli pur et simple, comme une amnésie complète, mais un oubli partiel, une pensée désarticulée, toujours capable de comprendre qu’elle est dans un dédale, mais impuissante à rétablir les liens qui unissent les tracés entre eux. C’est une pensée qui capte, sans pour autant retenir l’ordre des choses, une pensée désordonnée qui se réinvente sans cesse, car elle ne repose pas sur ce qui est déjà établi. Or, c’est la définition même du musement.
Pour Yates, «L’art de la mémoire est comme une écriture intérieure.» (L’art de la mémoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 18) Le musement est cette même écriture, déliée, s’écrivant toute seule. L’identité n’y est pas maintenue par répétition ou procédé d’attribution; elle l’est plutôt par invention, renouvellement et conquête d’un territoire qui est celui, intérieur, de la pensée elle-même.

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Le chant des pistes est un musement de nature géopoétique. Et on comprend intuitivement que c’est une poétique qui est ainsi mise en scène, un rapport à la création essentiellement dynamique, qui repose sur les potentialités infinies d’un Temps du rêve, métaphore chronotopique et mythologiquement articulée du musement.

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Chatwin avait anticipé ce rapport dynamique à la création, déclarant lors d’une généralisation peu commune chez lui, qu’il avait l’impression « que les itinéraires chantés ne se limitaient pas à l’Australie, mais constituaient un phénomène universel, le moyen par lequel les hommes marquaient leur territoire et, en conséquence, organisaient leur vie sociale. Tous les autres systèmes qui lui ont succédé n’étaient que des variations – ou des perversions – de ce modèle originel. » (Le chant des pistes, p. 907)

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Chatwin se plait à imaginer des chants de pistes « sur tous les continents, à travers les siècles », et des « hommes laissant derrière eux un sillage de chants (dont, parfois, nous percevons un écho). » (Le chant des pistes, p. 907-908) Je veux, à sa suite, proposer que la création littéraire, que toute création artistique, n’est qu’un subtil chant de pistes, la production d’itinéraires chantés qui nous expliquent qui nous sommes et d’où nous venons, qui nous inscrivent dans un territoire (culturel et géographique), qui nous y lient et qui, en même temps, l’actualisent. Notre culture n’est rien d’autre que la face actualisée d’une potentialité, véritable rêve d’une socialité en coalescence.

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Nous sommes des êtres du temps et de la mémoire, uniquement parce que notre société nous a formés à penser notre rapport au monde en ces termes. Bien entendu, le temps, les saisons, les lunaisons, les durées variables de temps d’ensoleillement marquent nos vies. Mais la création littéraire, toute forme de création,  peut, voire doit s’affranchir de cette contrainte, si elle veut, non seulement rendre compte du présent et de ses exigences, mais s’ouvrir aux formes potentiellement infinies de l’imagination, par définition atemporelle.

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IMG_2816Nos pensées sont avant toutes choses des possibilités. Parler et créer, c’est arrêter le flux constant de pensées qui nous traverse, pour en capter un moment. C’est comme tendre un gobelet dans les eaux tumultueuses d’une rivière pour en ramener un verre. Que reste-t-il, dans ce verre, de l’énergie de la rivière? De l’écume, des remous, des vagues qui se brisent contre les roches? Plus rien, du moins en surface. L’eau du verre est calme et sereine, elle ne tressaille plus, elle se laisse boire sans réagir. Elle est à notre portée, tandis que l’eau de la rivière était véhémente, mais elle tire son origine de cette seule source. Entre nos pensées énoncées et la rêverie en action, entre la création et le musement, il y a le même écart. Et la même relation nécessaire. Il n’y a pas de pensée sans rêverie, comme il n’y a pas d’eau sans rivière.

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Le mince filet d’eau qui s’échappe du verre est un chant qui muse sur la rivière comme de son Temps du rêve original. Un rêve depuis longtemps perdu, et d’autant plus merveilleux qu’il ne pourra jamais être récupéré, renvoyé dans la strate des potentialités désuètes puisque déjà actualisées.

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