Argyle Street au Miss Villeray

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À ma grande surprise, Rémy Potvin a accepté de me rencontrer. Nous nous sommes donné rendez-vous au magnifique Miss Villeray, qui a conservé sa raison sociale et ses néons, malgré un changement d’orientation majeur.

J’étais déjà assis et examinais la faune locale, quand il est arrivé. Je m’attendais à quelqu’un de petit et de presque gros. On a tendance à projeter sur l’auteur la physionomie de son personnage principal, dans ce cas-ci le vieil Olivier de Argyle Street, prétexte de notre rencontre. Or, c’est un homme grand, aux cheveux en bataille et à la mine réjouie qui s’est approché.

Il a commandé une Belle Gueule et des nachos.

Après quelques instants d’un silence embarrassé, je me suis lancé.

(Transcription libre de la conversation du samedi 23 mai)

-       Je ne fais pas ça souvent, je veux dire, rejoindre un auteur pour lui donner rendez-vous, j’aimerais que vous le sachiez.

-       Tu. Tu peux dire tu.

-       Que tu le saches alors.

-       C’est mieux comme ça.

-       J’ai tellement aimé Argyle Street, que j’ai voulu vous, je veux dire tu, te rencontrer. Comprendre un peu mieux le projet. J’enseigne la littérature à l’université, mais cette rencontre n’est pas professionnelle. Je voulais simplement poser des questions. Te. Tu vois?

-       Ouais, c’est pas un problème.

-       Je connais un peu ce coin de la ville, j’ai grandi proche de Côte-des-neiges, qui devient Guy, et pour moi la rue Argyle, c’est vraiment rien. Vous, tu le sais. Des maisons bizarres face aux rails du CN ou du CP, je ne sais plus, et à l’autoroute Ville-Marie. Quand on sort de la station Lucien L’Allier, on se demande comment il se fait qu’il y a des maisons là. Qui peut bien y habiter? On s’attend à ce que ce soit une rue de service, avec une station d’essence ou un garage, une usine quelconque ou un entrepôt. N’importe quoi, sauf des maisons victoriennes.

-       C’est vrai qu’elles surprennent au premier regard. Mais il faut se rappeler qu’avant l’autoroute et le chemin de fer, il y avait devant ces maisons un magnifique parc. Cela explique la beauté des devantures. Je ne l’ai jamais vu, cela dit. Mais on m’en a parlé. Dorchester, devenu René-Lévesque, était desservi par un tramway. C’est comme autour du parc Lafontaine, les maisons sont superbes, parce que leur emplacement est privilégié. C’est la même chose avec les maisons de la rue Argyle. Quand elles ont été construites, elles faisaient face au parc. Depuis, l’environnement s’est totalement dégradé. Derrière  l’autoroute Ville-Marie et les rails, il ne reste plus que des champs désertés et des immeubles en béton abandonnés. C’est désolant.

-       Pourquoi la rue Argyle alors comme sujet de roman?

-       Parce que la main, ça avait déjà été fait! Plus sérieusement, j’aime bien ce quartier, parce qu’il est abandonné, c’est un coin de la ville où on trouve encore de vieilles gloires qui ont résisté aux ravages de l’industrialisation sauvage du milieu du vingtième siècle. C’est un univers de gens défavorisés, qui se retrouvent là à la suite d’un parcours difficile. Il faut comprendre que, déjà dans les années 80, la plupart de ces demeures avaient été transformées en maisons de chambres. On y trouvait des vieux sur le BS, des paumés, des femmes travaillant dans des coffee shops, des waitress à petit salaire, des short order cooks. C’est un quartier de transition, lui-même en pleine mutation.

-       Mais il n’y a pas que des paumés, vous, enfin toi, tu as mis en scène un étudiant en histoire de l’art.

argylest-détail-1 -     C’est vrai. Quand le roman commence, cela fait à peine un an et demi que la station de métro Lucien L’Allier a ouvert. Valérian, mon personnage se cherchait un appartement et celui qu’il a trouvé, à 165$ par mois, c’est le rez-de-chaussée occupé précédemment par la compagnie qui avait construit la station. C’est un ami qui lui a refilé le tuyau. Et c’est comme ça qu’il se retrouve sur la rue Argyle.

-       J’ai bien aimé la longue description de son rapport à la station, le fait qu’il n’y a jamais de préposé dans la guérite et qu’il apprend peu à peu à entrer sans payer, sautant par dessus les tourniquets. Ce qui m’a aussi beaucoup étonné, c’est la précision des détails dans les descriptions. On se croirait presque au cinéma quand la caméra fait un zoom in. Il ne manque pas un détail. On a droit à la couleur de la brique, aux marques des autos, à la condition de la carrosserie et même à la démarche des piétons.

-      C’est ma façon de travailler. Je ne laisse rien au hasard. Mais je me sers d’un outil tout simple : d’un appareil photo. Je prends des clichés des rues, des voitures, des maisons. Je constitue peu à peu un dossier photographique qui me sert ensuite à rédiger mon texte.

-       Il y a des images sous les mots.

-       Il y en a toujours, des images mentales par exemple, c’est le propre de l’expérience littéraire, mais j’ai en tête surtout des photos de repérage.

-       Comme si le roman était un film…

-       Pas vraiment. Le roman n’est pas une étape préalable au film. C’est un médium en soi, fondé sur le langage et la pensée, et non sur le corps et sa représentation. On ne pense pas au cinéma, du moins pas facilement. En voix off peut-être. Quelques acteurs parviennent à nous donner l’illusion qu’ils pensent – des enquêteurs par exemple dans des films policiers. Mais c’est rare.

-       Ils se prennent la tête à deux mains, ou ils regardent au loin, comme si la vérité se cachait sous la ligne de l’horizon.

-       Ou alors, pour nous signaler qu’ils pensent à une personne disparue, ils prennent la photo qui est encadrée et de leurs doigts, ils touchent l’image. Il n’y a rien comme une photo touchée du bout du doigt pour nous signifier la nostalgie, le souvenir, la tristesse… Juste voir la photo ne suffit pas. Mais le roman est un univers de pensées.

Par contre,  la description de photos permet de donner un semblant de vérité  à cet univers d’idées inconstantes. Pour Argyle Street, je me suis promené au début des années quatre-vingts avec mon appareil photo et j’ai constitué un scrapbook d’images et de données. J’ai même apporté quelques photos, comme preuve.

-       Des photos des années quatre-vingts? Cela veut dire que ce projet de roman a duré tout ce temps? C’est presqu’une vie!

-       Je l’ai laissé en plan de nombreuses années. J’ai même fini par l’oublier. J’avais autre chose à faire. D’autres projets de roman à finaliser, des cours de création littéraire à donner, des choses comme ça. Et puis, j’ai eu l’impression qu’on m’avait volé mon idée. Ou qu’elle n’était plus pertinente. J’ai serré mon dossier dans mon grand classeur, et puis un jour, je l’ai ressorti. Le temps aurait pu avoir tué le projet, mais au contraire, il m’est apparu bien vivant, comme s’il tenait à exister. C’était une étrange sensation. Le dossier vibrait. J’ai relu mes notes, regardé mes photos, et la musique de Moussorgski a rejailli dans ma tête comme le jet d’une fontaine. J’ai réentendu le leitmotiv de la promenade et je suis redevenu un accroc.

-       De Moussorgski?

-       Du thème de la promenade.  Je le fredonnais quand ma fille était bébé et qu’il me fallait la rendormir la nuit. Quand je suis dans la lune, il réapparait parfois et s’insinue dans mes pensées.

-       Mais on ne fait pas un roman à partir d’un air!

-       Non. Mais d’une obsession, oui.

(à suivre)

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Un commentaire

  1. Le 23 mai 2010 à 17 h 32 min | Permalien

    Bertrand, c’est excellent. J’ai déjà hâte de lire la suite. Et je veux lire Argyle Street, aussi…! Tu peux l’amener au Labo ? ;)

Un trackback

  1. Par Argyle Street. Ça me chipotait… le 2 août 2010 à 16 h 33 min

    [...] juste bon à écouter des séries télé américaines. Vous l’avez vu, j’ai commencé à transcrire certaines des parties de notre conversation, mais la suite, la suite, eh bien, tout simplement je [...]

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