Un défaut de fabrication 3 : ralentir lecture

Pierre Alechinsky

Pierre Alechinsky

À Aix-en-Provence, où je me suis rendu en octobre, avec quelques collègues, pour participer à un colloque sur les fictions du 11 septembre, j’ai pu me rendre au Musée Granet où avait lieu une exposition sur les œuvres de Pierre Alechinsky. En visitant la boutique du musée, j’ai découvert un livre qui a relancé ma réflexion sur la contrariété du gaucher dans son devenir droitier. Ce livre, c’est Des deux mains, de Pierre Alechinsky, paru au Mercure de France en 2004. Le premier fragment m’a immédiatement interpellé, car il repose le même défaut de fabrication.

Ralentir lecture

« Deux amis décident de travailler ensemble sur une même feuille. Le temps passera rondement. Pas du tout comme d’habitude. L’un ne voudra jamais, à l’autre, montrer une hésitation. Ni l’autre à l’un. On connaît ces détours à se demander que faire et pourquoi. Chacun s’y autorise. Détours qui font que le temps d’une journée passe, file dans un brouillard de besognes sans avoir accompli ce que, vraiment, on aurait voulu. […]

Reprenons. Deux amis travaillent ensemble un dessin, une peinture, une estampe; l’objet obtenu par surprise semblera avoir été fait par un troisième personnage. Lequel n’est ni tout à fait l’un ni tout à fait l’autre. Je dois avoir écrit ça quelque part aussi.

Ce que je n’avais pas encore dit : le personnage troisième possède une qualité rare. C’est l’ambidextre parfait. Or personne n’est parfaitement ambidextre. Karel Appel, Christian Dotremont, Asger Jorn ou Wallace Ting, mes amis partenaires de dessins, peintures, estampes, sont droitiers. Je suis gaucher. Vous vous en fichez? Vous avez tort. Il y a là-dessus de quoi penser des pages et des pages. Je n’ai pas dit écrire, ce n’est pas mon jour de clavier, j’ai plutôt une envie de dessiner. Je n’aime pas ma main droite, celle qui écrit – en vieille contrariée qu’elle est – à la plume et tant moins bien que toujours mal. Je préfère « l’autre main », celle que les professeurs ont laissée intacte, qui de dextre à senestre dessine, peint, grave.

Au Mercure de France

Des deux mains en même temps, je peux sans effort d’attention particulier faire diverger une phrase à partir d’un point central. Dans le sens usuel avec la maladroite et dans le sens inverse avec l’instinctive – la gamme ascendante et descendante du pianiste – et je me demande : si mes bras s’allongeaient indéfiniment comme dans un rêve, où cela s’arrêterait-il? À quels horizons? Vers quelle jonction?

Mais quand l’envie me prend d’introduire des mots dans une image, leurs jambages révèlent du dessin total. Donc de ma main gauche. Elle seule détient le pouvoir de « dessiner » une phrase dans le sens de la lecture ou tels mots de cette même phrase soudain à l’envers. Pourquoi à l’envers? Ralentir la lecture. » (p. 9-11)

*

Le devenir droitier est une forme de dédoublement, ce que Alechinsky a parfaitement compris, en mettant en scène ces deux amis qui n’en font qu’un. Il n’y a qu’un seul être qui tient la plume ou le pinceau et qui muse en dessinant. Un seul être, dédoublé, qui écrit tantôt à l’endroit tantôt à l’envers, comme s’il ne s’agissait que d’une seule phrase, qui pourrait, si la terre était minuscule et qu’il était possible d’en faire le tour se terminer exactement au même endroit,  l’envers et l’endroit enfin réunis comme avec un ruban de Moebius.

Ces deux amis, ce sont, pour Alechinsky,  l’Instinctif et le Maladroit. Je les appelle quant à moi GC (le gaucher contrarié) et DD (le devenir droitier).

Le Maladroit fait tout de travers et sans grande finesse, mais il sait pertinemment bien qu’on l’excusera de toute gaucherie. Il se sent accepté, apprécié, entre autres parce qu’il répond aux attentes. Cela lui donne un indéniable sentiment de supériorité. Des deux amis, c’est l’extroverti, le fanfaron, le maître. C’est lui qui est toujours présenté et à qui on remet les distinctions. C’est un personnage officiel, et parfois même obséquieux. Il ne connaît pas la dérision, et pratique la suffisance comme art de vivre. Il a un humour ronflant.

L’Instinctif a parfois honte d’exister. Il sait qu’il fait mieux que l’autre, qu’il n’a pas à y penser avant de s’exécuter, mais quelque chose l’en empêche, comme une gêne. Il se tient en retrait, s’excuse souvent, recherche les zones d’ombre. Il préfère œuvrer la nuit, quand personne ne le regarde. Sa créativité se déploie loin de la lumière. Et ses créations sont sombres. Il n’est pas moins beau que l’autre, mais n’a pas appris l’art bourgeois de la séduction. C’est un révolté dans l’âme et, par la force des choses, un incompris.

Leur plus grande force, qui est aussi leur drame intime, c’est la nécessité qui leur est imposée de rester ensemble.

Cet article a été publié dans L'atelier, Un défaut de fabrication avec les mots-clefs : , , . Bookmarker le permalien. Laisser un commentaire ou faire un trackback : URL de trackback.

Laisser un commentaire

Votre e-mail ne sera jamais publié ni communiqué. Les champs obligatoires sont indiqués par *

*
*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>