Un défaut de fabrication 9 : l’ultime troc

P1010395

Bienvenue dans ma boutique de souvenirs, Maroc 2011.

Sorti hagard du Land Cruiser, Olivier prend une grande respiration, les mains nouées derrière la tête. La route en lacets de la montagne lui a donné la nausée. Le col dépasse les trois mille mètres. Inspire, expire. La pierre des falaises est un désordre d’ocre et de gris. D’interminables virages. Inspire. Nausée et vomissements.

Olivier s’élance vers le parapet, se plie en deux, ouvre la bouche et émet un long cri. Un cri aveuglant. Un cri qui réduit le langage à sa fonction première. Essentielle.

S’il le pouvait, il s’épongerait le front. Il regarde ses mains, la gauche, puis l’autre gauche, incapable de se décider. Tout est brouillé. Il ne peut en être autrement.

Du coin de l’œil, il aperçoit un homme s’approcher. Un homme grand et maigre, aux cheveux gris non coiffés. Son dos est voûté, son pantalon, élimé, et ses jambes s’arquent légèrement.

Ce qui survient alors au flanc de la falaise défie toute explication. Car l’homme qui s’avance et qui ouvre les bras en signe d’accueil, Olivier en est certain, est son propre sosie. Son visage est la réplique exacte du sien. Sa posture, une version appauvrie et fatiguée de la sienne, une variation définie par une vie de cols enneigés et de bourrasques de vent.

Un cri est retenu. Apnée. Ferme les yeux. Compte jusqu’à trois. Fais le vide.

L’homme, qui aide Olivier à se relever, est fait de la même terre que lui. Un bref instant, Olivier croit à une illusion, une projection générée par la lumière réfléchie sur la falaise, le jeu instable des ombres et cette nausée qui teinte jusqu’à ses plus intimes pensées. Mais non, cet homme est entier, il sent le camphre et la poussière, et ses dents jaunies accentuent un sourire intéressé. Ses gestes sont des ordres.

- Viens, le thé est chaud et mes tapis sont moelleux.

- Je dois partir, on m’attend. Ceci n’était pas prévu.

- Mon hospitalité n’est pas de celle qu’on refuse. Et j’ai quelque chose pour toi.

Olivier se relève péniblement. Sa nausée le fait vaciller. Les moteurs des camions rugissent, peinant à franchir le col. C’est assourdissant.

- On sera mieux à l’intérieur.

- Non!

- On ne décline pas ce qui nous est donné.

- Je ne veux pas.

S’il te plaît. Que tout cesse enfin. Respire à pleins poumons.

Mais la dispersion le gagne. Deux identiques, l’un vêtu de guenilles, de laine brulée par le froid et de toile noircie de suie, l’autre affublé de vêtements techniques aux tissus vifs, marchent d’un même pas vers une échoppe aux murs recouverts de tapis.

- Bienvenue dans ma boutique de souvenirs. Je suis Ahmed. Je cours chercher le thé.

P1010397_2Affalé sur une maigre chaise aux pattes rompues, Olivier écoute le vent qui siffle, enterré de temps à autre par le grondement d’un camion qui s’échine. La côte est raide, et les pics des montagnes en rendent l’ascension encore plus vertigineuse. On ne se rend pas ici impunément et, quand on s’y arrête, le prix à payer est multiplié par deux. Olivier l’accepte. Un peu de repos lui fera du bien. De l’autre gauche, il sort son porte-monnaie et en vérifie le contenu. Avec un peu de chance, il s’en tirera avec un achat sans conséquences.

L’échoppe est un fatras de bijoux ternis, d’éclats de quartz, de poteries berbères, de verres dépareillés, de tapis pliés et superposés. Les vitres de la boutique sont maculées de boue et de suie. Au sol, des myriades de fossiles attendent qu’on les remarque. Des poissons aux dorsales proéminentes, d’antiques serpents de mer, des conques dépareillées.

Voilà, se dit-il, j’achèterai un fossile et quelques éclats de pierre.

Ahmed revient avec un cabaret doré.

- Mon ami, mon ami. Prends ce thé. Il est chaud et sucré. Quelle surprise! Je ne pensais plus voir personne s’arrêter aujourd’hui et il a fallu que ce soit toi. Quel bon vent t’amène?

- Je vais vers le sud.

- Il n’y a jamais de hasard, tu le sais. Nous étions faits pour nous retrouver. Et j’ai quelque chose de spécial pour toi.  Bois.

- Il est très sucré. Merci.

Ahmed s’assoit à côté de son invité et dépose sa main droite sur sa cuisse. Il sent le tabac refroidi et le mouton braisé.

- Ce n’est rien. Le ciel te remercie, mon ami. Car tu es mon ami. Le soleil est sur sa pente descendante. Ne te lève pas tout de suite. J’ai quelque chose pour toi. Non. Je ne veux pas te vendre de fossiles. Ceux-ci sont pour les touristes. Les poteries sont sèches et vont bientôt se briser. Les bijoux sont fades et leurs pierres n’ont rien de précieux. Non. J’ai quelque chose d’unique pour toi. Je regarde tes deux bras, tes mains finement taillées, la gauche, non, ne dis rien. Je sais tout. Tu n’as pas à expliquer, j’ai tout deviné.

L’homme serre de sa main très fort la cuisse d’Olivier. Il a déplacé sa chaise pour se mettre directement en face de lui. Leurs genoux se touchent. Ils sont face à face et semblables l’un à l’autre, comme si un miroir avait été placé entre les deux et qu’il n’était plus possible de distinguer lequel était la copie de l’autre.

- Ce que je veux t’offrir est un secret.  Tu ne dois en parler à personne. Tu comprends? Cela ne se trouve pas dans la boutique. Ce sera un secret entre toi et moi. Personne ne doit le savoir. Et le prix à payer doit rester entre nous. Entre toi et moi. Nous vivons des vies dissemblables, mais nous partageons le même passé. Prends, bois mon thé. Bois-le. Il te réchauffera. Et je t’offrirai ce que personne d’autre n’a jamais pu te donner. Mais tu ne pourras le montrer à personne. C’est dans la nature des secrets de rester tus jusqu’à la mort.

Olivier retient son cri. Il voudrait se lever, surgir en trombe de la boutique, foncer vers le Land Cruiser et ordonner un départ immédiat. Partons. Ne regardons pas derrière nous. Des fantômes hantent les lieux. Des mains veulent s’agripper à nos vestes et nous retenir. Je ne sais plus quelle vie est la mienne.

Mais rien ne survient dans la boutique. Deux hommes se regardent, leurs mains à des millimètres les unes aux autres. L’un discourt, tandis que l’autre se tait. Mais le contraire est tout aussi vrai, et cela n’a plus d’importance.

- Reprends du thé. Voilà, il te réchauffera les mains. Je vais chercher le colis. Depuis toutes ces années, il attend que tu arrives. Tu verras, ton nom est écrit dessus. Ce nom que personne ne connais. Mon secret, je le partagerai avec toi, parce qu’il ne m’a jamais appartenu. Tu vois? C’est ton secret que tu es venu récupérer. Dans ma boutique. Tu as franchi une mer et des montagnes, mais tu y es parvenu.

Ahmed se lève et pénètre dans l’arrière-boutique. Il doit pencher la tête pour franchir le cadre, et un lourd rideau tombe qui cache ses derniers mouvements. Olivier pourrait en profiter pour partir. Il laisserait des sous sur la chaise et, sans autre forme de procès, franchirait le seuil de la boutique. Loin des divagations de son hôte. Mais il n’en fait rien. Les mentions d’un secret ont attisé sa curiosité. Et si ce que lui offrait le boutiquier réparait ce qu’il avait toujours su brisé sans être capable d’y remédier? S’il réunissait ce qui avait été séparé? Mais comment dénouer la toile de fond d’une existence?

Ahmed revient, un paquet longiligne dans les mains.

- Tu es resté, je le savais. J’ai pris une chance, mais tu ne pouvais repartir. Les lois de l’hospitalité dictent de laisser l’invité choisir son destin, mais elles laissent aussi entendre que l’offre séduit toujours celui qui ignore tout de ses désirs.

- On dit qu’un homme finit par trouver son vendeur. Comme la clé, sa serrure.

- Bien dit! Tu t’habitues aux coutumes du pays.

- Tu es mon vendeur. Je suis resté.

- Et j’ai ce que tu cherchais sans l’avoir jamais su.

- Sans l’avoir jamais su.

- Sans l’avoir, oui. Sans l’avoir.

Et en disant ces mots, Ahmed entreprend de déballer le paquet. Un chiffon blanc, terni par les années, recouvre un deuxième tissu, d’un vert minéral, lui-même enrubanné autour d’une soie rouge sang. Une odeur fétide se dégage du paquet. Les mouvements du boutiquier sont lents. Le paquet qu’il déballe est un monde qui s’ouvre.

- La meilleure vente est celle qui n’a jamais eu lieu. Comme si l’objet échangé retrouvait son juste propriétaire. Je t’offre ce que tu as perdu, tu me suis? Je te redonne ce qui t’appartenait. Ce que tu n’aurais jamais dû abandonner. Même si tu n’y es pour rien. Ma boutique se souvient des choses égarées, des mains perdues, des pensées ensevelies. Elle ouvre ses portes quand rien d’autre ne suffit. Ne sois pas surpris. Nous nous ressemblons, ce n’est pas un hasard.

Le tissu de soie lentement se dégage et le secret peu à peu apparaît. Ce n’est pas un bijou ou une pierre précieuse, mais un fossile, un fossile toujours vivant. Animé.

Olivier se retire, affolé. Il voudrait crier, vomir des paroles insensées, mais les sons meurent dans sa gorge, noyés dans une répulsion sans borne.

Dans son écrin de soie rouge, il y a une main. Une main coupée au poignet. Une main de chair et de sang. Une main droite. Une véritable main droite. Pas une autre gauche, comme celle qu’Olivier manipule depuis son enfance, mais une véritable droite. Une droite en état de marche et de préhension. Une droite libérée des entraves de la confusion.

- Tu as eu raison de rester, tu vois? Mon secret, notre secret, il est là. C’est une main. Ta main. Tu es venu ici la chercher. Le prix n’a pas d’importance, je sais que tu la paieras à sa juste valeur. Prends-la. Essaie-la.

Mais Olivier ne parvient pas à tendre le bras. Il regarde sa main droite, la main droite, et son esprit se tord de douleurs ressuscitées. Sa main. Un cri. Expire.

Sa main.

S’il s’empare de cette vraie droite, une main sans tare, peut-être pourra-t-il enfin se sentir libéré? Et se remettre à vivre? Oublier toutes ces années d’embarras.

Dans la boutique s’ouvre un abime. Le col de la montagne est une frontière qu’il ne traversera jamais.  Il ne sert à rien de résister quand la vérité est offerte dans un écrin de soie sanguine. Olivier retrouve l’usage de la parole.

- Elle est belle.

- Je savais que tu aimerais. Les secrets, même les mieux gardés, attirent le regard comme la plus cristalline des eaux. Cette main est à toi.

- Quel en est le prix?

- Tu le connais déjà.

- Je peux y toucher?

- Bien sûr, parce qu’elle est tienne…

-  Elle est encore chaude.

- … et à l’instant où tu lui auras touché, elle te collera à la peau. Elle t’appartiendra. Ne le sens-tu pas? Tu lui appartiendras.

- Oui.

- Tu sauras t’occuper de la boutique?

Sans attendre de réponse, Ahmed met sa main sur l’épaule d’Oliver, en guise d’adieu, et sort sans même se retourner. Il se rend lentement au Land Cruiser et ordonne qu’on fasse demi tour.

Cet article a été publié dans L'atelier, Un défaut de fabrication avec les mots-clefs : , , . Bookmarker le permalien. Laisser un commentaire ou faire un trackback : URL de trackback.

2 commentaires

  1. René Audet
    Le 4 février 2011 à 12 h 16 min | Permalien

    Belle montée de la tension… l’inconnu qui habite autour de ces questions de prix et de transaction donne une belle texture à l’événement.

    Pourquoi « demi tour » ? J’aurais pensé qu’ils auraient continué la route, plutôt…

    • Bertrand Gervais
      Le 4 février 2011 à 18 h 20 min | Permalien

      Un demi-tour, parce que ça n’ira pas plus loin!

Répondre à Bertrand Gervais Cancel reply

Votre e-mail ne sera jamais publié ni communiqué. Les champs obligatoires sont indiqués par *

*
*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>