L’ingrat (texte ailé)

avion da vinci
Le géomètre a un fils qui périra noyé.
Marcel Labine

Altitude : 243 mètres
Température : 4° C
Distance parcourue : 16 180 mètres
Durée du vol : 6 h, 32 min

Camicos, Camicos, où es-tu?
Cocalos m’attend et je suis fourbu.

Jusqu’ici, tout va bien.
La cire tient le coup. Je n’ai perdu que 11% de mes plumes, bien en-deçà des prévisions. Mes bras commencent à être fatigués, c’est vrai, mon triceps droit surtout et mes intercostaux gauches, mais rien d’inattendu. Il me reste encore six dragées, du miel en abondance et une moitié de cervelas au vin résineux des coteaux de Cnossos.

George Frederick Watts

George Frederick Watts

Ma carrière a consisté à parer à l’imprévisible. Les longues semaines d’entraînement sur le sable frais de la demeure d’Astérion n’ont pas été inutiles, malgré les plaintes constantes de cette carie de fils, de cette craie blanche et fade qui me sert d’héritier. Moi, l’inventeur du fil à plomb et de la vrille, de la colle de poisson et de la hachette, moi qui ai su animer les statues de la Grèce et tromper le taureau blanc de Poséidon, qui ai dessiné les plans des plus beaux palais du monde et imaginé le Labyrinthe, ce joyau qui a fait ma fortune,  j’ai pour fils cet aède sans cervelle qui ne sait pas respecter les consignes.

Si seulement il pouvait voler en ligne droite, comme je le lui ai montré, nous pourrions économiser nos forces. Mais non, cet incapable d’Icare ne cesse de briser la ligne. Il volette çà et là, dessine des rhizomes et des spirales, des formes géométriques irrégulières qui me laissent hagard. Il a drapé son corps d’un velours incarnat qui se teinte de reflets cuivrés dès qu’il s’expose aux rayons du soleil. Je crains que nous ne nous fassions repérer. J’ai beau lui crier de descendre, il ne m’écoute pas. La jeunesse n’a que faire des vieux boucs et de leurs frayeurs. Talos avait la même arrogance. Il avait osé s’approprier mes plus subtiles inventions, les bras du compas et les dents de la scie. Mal lui en prit.

Le Labyrinthe. J’ai bien fait de prévoir deux façons d’en sortir, sinon nous y croupirions encore. Le fil et la plume. Les plus belles inventions sont les plus simples.
Un fil, qui l’eut cru!

Vents du sud-ouest : effet de convergence.
Mer : vagues déferlantes et récifs.


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Altitude : 212 mètres
Température : 6° C
Distance parcourue : 20 137 mètres
Durée du vol : 7 h, 53 min

Ariane, pure Ariane, ne pleure pas,
Dionysos t’aime, il te couronnera.

Jusqu’ici tout va bien. Mes jambes pendent de bien étrange façon, mes mollets sont endoloris. J’ai perdu un peu d’altitude, mais rien pour m’inquiéter. Ma pression sanguine est stable.
Je reste étonné par la fraîcheur de l’air à cette altitude. La chaleur s’élève, le soleil réchauffe tout ce qui s’approche de lui, la neige tombe du ciel pour ne jamais remonter; pourtant, en nous élevant, la température n’a fait que baisser. J’en ai la chair de poule. Je devrai résoudre ce paradoxe, si je veux que mon invention étende encore plus ma renommée.
J’envie à Phidias le nombre d’or qu’il a fait graver sur quelques colonnes à Athènes. Une simple inscription et son nom perdure depuis des lustres. Que d’énergie ai-je dû déployer, en comparaison, pour assurer ma propre place… Pfft!

avionvinci2

Le sel brûle les yeux et je n’ose les fermer, de peur de m’assoupir.
Ariane a dû vendre la mèche car Minos a trop vite deviné le subterfuge par lequel Thésée a pu retourner sur ses pas. J’avais laissé, juste avant mon arrestation, une seconde pelote de fil de soie invisible, tressé par mes propres soins. Je l’avais cachée derrière l’hêtre cendré qui surplombe le palais et n’avais qu’à frôler le mur de droite pour en attraper discrètement le bout. Soie et hêtre, une parfaite union.
Minos a beaucoup ri quand il a coupé d’un geste grandiloquent le fil. Jamais, a-t-il déclaré, tu ne t’échapperas. Jamais. Je l’ai pourtant fait mentir, je me suis évadé. Je me suis soustrait à sa loi! Et je n’ai fait que réitérer ce vieux paradoxe : tous les Crétois sont menteurs. Ha!
Où est passé mon fils?

Vents du nord-ouest : rafales pouvant dépasser 40 nœuds.
Mer :  haute et cassante, spécialement au large de la pointe.


Dédale et Icare

Dédale et Icare

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Altitude : 193 mètres
Température : 7° C
Distance parcourue : 23 903 mètres
Durée du vol : 10 h, 24 min

Roi Minos, roi Minos, ne me cherche plus.
Thésée a tué ton fils et tu es déchu.


J’ai appris de source sûre que les oiseaux d’un lointain pays dessinent un V dans le ciel, lors de leurs migrations. Cette disposition en pointe de flèche signale leur destination, mais surtout, elle vient assouplir le vent, le faire ondoyer comme une vague. J’ai tout expliqué à cet ingrat d’Icare. Je le lui ai répété, maints dessins à l’appui. Il m’a regardé avec cet air qu’ont les enfants à qui on ne peut plus rien apprendre et, maintenant, tandis que je bats de l’aile, il s’amuse à écrire dans le ciel l’alphabet tout entier. Son vol est une ode à la liberté. C’est du plomb dans sa cervelle que j’aurais dû lui mettre.
Le vent l’emportera.

Le Nautilus

Le Nautilus

Minos croyait me retenir. Roi prétentieux et sans génie… Rien n’arrête Dédale, ni le marbre ni les murs. Le Labyrinthe était inextricable, c’est vrai; Minos l’avait voulu ainsi. Aucun voyageur ne pouvait en ressortir. Les fourches et les culs de sac, les allées dérobées, les perspectives rompues, l’obscurité presque totale, tout avait été fait pour désorienter. Un palais consacré à l’oubli. De soi et de son être. Un tombeau… À moins bien sûr d’emprunter la voie des airs!
J’avais prévu, en dessinant les plans du Labyrinthe, des puits d’aération et de lumière. Le plus important se trouve au centre et devait permettre au Minotaure de survivre à son incarcération.  Nous ne voulions pas qu’il meure asphyxié, mais que son image mystérieuse soit le symbole permanent du pouvoir crétois. Les murs de cette salle étaient d’un marbre lisse et froid, pour empêcher quiconque de grimper jusqu’au sommet. J’avais fait construire des pigeonniers, pour permettre à Astérion de se nourrir entre deux grandes années. Le tribut athénien ne pouvait suffire, avais-je convaincu Minos, à calmer son appétit. Il lui fallait des entremets. Le roi m’a félicité pour ma prévoyance. Il ne se doutait pas que je plantais les graines de ma future évasion.
J’ai caché des pots remplis de cire, le long du mur oriental, que j’ai déterrés dès que nous avons rejoint le centre du Labyrinthe. J’ai fait fondre la cire en me servant du soleil de midi. Tel que prévu, le Minotaure avait consommé une quantité prodigieuse de pigeons et d’échassiers de toutes sortes, le sol de sa demeure était jonché de leurs plumes bigarrées. Il y en avait pour une armée de voyageurs. Nos ailes n’ont rien à envier à celles des albatros. Elles sont lourdes mais efficaces.
golden-ratio-fibonacci-spiral_designTel que prévu, le puits de lumière était assez large pour nous permettre de prendre notre envol. Les préparatifs furent longs, surtout en raison de la propension d’Icare à errer dans le dédale et à rêver de tout et de rien. À l’écouter, nous y serions encore, à disserter sur la jalousie des muses.
Nous sommes partis peu avant l’aube. J’ai écorché le bout de mon aile droite contre le rebord du puits, Icare a dû s’y prendre à deux fois avant de se dégager des parois. Nous avons pu fuir sans être repérés. Adieu, Pasiphaé, douce reine! Adieu, amours illicites! Adieu, surtout, atelier où j’ai tant rêvé et sculpté.
Nous avons assisté, du haut des airs, au plus magnifique lever du soleil. Notre périple s’amorçait dans la félicité; l’ivresse a été de courte durée. Le froid, la faim et la fatigue se sont réunis pour ralentir notre rythme.

Spirale de Fibonacci

Spirale de Fibonacci

Les airs sont en soi un Labyrinthe. Pas un seul nuage à l’horizon, une mer calme et sans tache, pourtant je ne vois plus Icare. Ses ailes ne se découpent plus dans le ciel, je n’entends plus ses chants. Il s’est perdu.
Icare!, ai-je le goût de crier, où dois-je te chercher?  Ton insouciance me confond.

Vents du nord-est : accélération par effet de réfraction.
Mer : risque de courants oscillants. Très forte houle.


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Altitude : 65 mètres
Température : 14° C
Distance parcourue : 27 583 mètres
Durée du vol : 13 h, 19 min

Bel Icare, bel Icare, où t’es-tu noyé?
Dédale s’épuise; il est éploré.


Qu’on me crève les yeux! Qu’on me vide la panse! Qu’on arrache une à une les plumes de mes ailes! Icare, mon fils, vient de sombrer dans la mer. J‘ai vu son corps inerte rompre la surface de l’eau et disparaître à jamais dans l’écume blanche de la mort. Il est passé, dans sa chute, tout près de moi et je n’ai rien pu faire pour le sauver.  Mes mains sont attachées à ces ailes dont je ne peux me libérer sans périr à mon tour.
Icare, mon fils, où es-tu? Qu’entends-tu? Où les nymphes te conduisent-elles? Dans les méandres de quelle rivière souterraine?
J’aurais voulu, Icare, que tu sois un Télémaque, fier et fidèle; tu t’es révélé être un Narcisse volage. Ton âme était trop indocile et ton inconstance t’a tué. Tes dernières virevoltes m’ont amusé, c’est vrai, mais ta vrille finale m’a atterré. Qu’est-ce qui a cédé en premier? Est-ce la cire de tes ailes ou celle de la tablette de ton esprit?
C’est la folie qui t’a emporté, Icare, et je n’ai pas d’inventions pour te rendre à la vie. Je ne suis plus un père.
Ma lignée s’est brisée sous mes yeux et elle a sombré dans la mer. Nul fil ne nous retenait et mon fils s’en est allé. Il ira distraire de son chant les algues et les épaves. Vivant, sa seule présence m’irritait; mort, son absence, déjà, m’accable. Les paradoxes s’accumulent.

Leonardo daVinci

Leonardo daVinci

Le soleil poursuit sa course et je pers mes repères. Je convoque des images qui ne réussissent plus à me distraire : la beauté de Phèdre à l’heure du bain; le craquement sec du bois, lors de la charge du taureau blanc, et les soupirs étouffés de Pasiphaé; ma toute première orgie au palais de Cnossos, ivre de vin; le regard des Athéniens découvrant mes statues animées; les falaises de la mer Égée à la brunante; le stade d’Aphrodisias au moment des jeux; les premiers pas de mon fils; le goût des dates fraîchement cueillies; le nacre et l’ambre. La mort a tout terni.
Une perdrix est témoin de ma douleur. Elle s’est approchée de moi et le battement de ses ailes annonce ma perte. Quel dieu se venge ainsi? Est-ce Poséidon, qui connaît toutes les choses que la mer avale?
Plus rien ne va. Mes bras faiblissent et je pers de plus en plus d’altitude. Des mouettes rieuses accompagnent ma descente. Bientôt, je le sens, mes pieds frôleront les plus hautes vagues. Je finirai mon périple en marchant sur les eaux. Triste spectacle qui n’a rien du prodige.

Vents de toutes directions : effet de coin.
Mer : turbulence accentuée par une marée descendante.


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Altitude : 34 mètres
Température : 17° C
Distance parcourue : 29 358 mètres
Durée du vol : 14 h, 02 min

Thésée, mon Thésée, ne m’oublie pas.
Ta ville est unifiée et tu es le roi.


Est-ce une terre que je vois au loin? Est-ce enfin la côte sicilienne? Cette vision de falaises et de pins majestueux me fouette le sang. Je ne suivrai pas, malgré tout, les traces de mon fils. J’ai cru entendre, un bref instant, sa mélopée, et j’ai failli me retourner, mais j’ai su résister.
labyrintheJ’ai expliqué à maints jeunes nubiles, orgueilleux et pleins d’audace, que la seule façon de retrouver sa voie  dans le dédale était de ne jamais se retourner et de toujours suivre le mur de gauche. J’ai omis de préciser qu’il fallait tout de même, dès la première courbe, aller tout droit et passer sous l’arche de la double hache. Folle jeunesse… Leurs os sont allés rejoindre les carcasses des Athéniens.
La vie coule dans mes veines. J’ai défié la mort et j’en sors à nouveau indemne. Je réfléchis déjà à mes futures inventions. Des fourmis besogneuses s’insinuent dans mon esprit, sinueux comme un coquillage. Je pourrai bientôt reprendre le fil de mes exploits.
Le vent tombe, un bon présage. Mes ailes se font plus légères. Je discerne des voiles et des mats. Des terres cultivées. Bientôt, le pêcheur qui dépose le poisson salé sur des tables de bois, le berger appuyé contre sa houlette et le laboureur derrière sa charrue annonceront par pigeon voyageur le prodige de mon arrivée.
Ma gloire en ressortira grandie.
Je dois, dès maintenant, me préparer à l’atterrissage. Il ne sera pas dit que Dédale a été négligent. Les dernières manœuvres sont délicates. Redresser le dos. Apprendre à la boucler. Vider sa tablette de cire. Mettre en ordre ses affaires. Ne plus penser à la chute. Oublier jusqu’à l’ombre de son nom.
Ce qu’on ne peut changer, il faut l’effacer.

Vents du nord-est : effet de canalisation.
Mer : très forts courants à proximité de la côte.


Daidalos, Daedalus, tu es ingrat,
Nul ne niera que tu n’aimes que toi.


Julien Salaud, Négatif Écho

Julien Salaud, Négatif Écho

Julien Salaud

(Ce texte a  paru initialement dans [best of], Montréal, Erre d’aller, 2006,  p. 122-128.)

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