Un défaut de fabrication (the return)

Vue de la fenêtre

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Je croyais en avoir fini avec « Un défaut de fabrication », après les textes que je venais de mettre en ligne, série inspirée par la découverte de Pierre Alechinsky, plus précisément de son statut de gaucher contrarié. J’avais toujours aimé ce qu’il fait, son art à la limite de la bédé, ses dessins alambiqués, ses figures brouillonnes, sans savoir que nous partagions un passé commun, un même rapport au jeu des mains rivales.
Il semble que non.
Déjà, à Paris, au mois d’avril, j’avais été impliqué dans un échange plutôt amusant avec Renée. En compagnie d’Alexandra, nous étions dans un café d’inspiration marocaine tout près de Beaubourg,  pour discuter de projets à venir. J’étais assis côté banquette, à gauche d’Alexandra; Renée lui faisait face. Elle a tendu la main pour prendre son verre de vin, a hésité, regardé Alexandra et lui a demandé si celui du centre était le sien. Alexandra a opiné de la tête. La scène aurait pu passer inaperçue, mais, comme Renée s’apprêtait à porter son verre à ses lèvres, je lui dis :
- Je ne savais pas que tu étais gauchère.
- Pourquoi dis-tu ça?
- Il n’y a que les gauchers pour s’inquiéter de prendre le bon verre. Si tu prends ton verre de la main gauche, tu finis par le déposer en face de toi, vers la gauche, ce qui correspond à la droite de la personne en face de toi. Les deux verres se confondent aisément.
Elle parut embarrassée.
- Et tu sais ça comment?
- Pour la même raison que toi. Je suis aussi gaucher.
- Attends! Ça fait plus de cinq ans qu’on se connaît!
- Normalement, je remarque quand les gens prennent leur stylo de la main gauche.
- C’est parce que je n’écris pas de la main gauche! J’ai appris à écrire de la droite. À la petite école.
Aucun de nous n’avait remarqué la dominante gauchère de l’autre, parce que nous avions eu la même éducation. Tous les deux, nous avions été forcés d’écrire de la droite et de vivre en droitier.
J’avais dirigé sa thèse de doctorat, je savais comment elle réfléchissait, quels étaient ses tics d’écriture, ses façons de faire, je connaissais ses champs d’intérêts, très proches des miens, mais je n’avais nullement saisi que quelque chose de plus profond nous liait.
Sous le regard amusé d’Alexandra, nous avons échangé des bribes de notre histoire personnelle. La ressemblance était frappante, des tout premiers coups sur les doigts jusqu’au sentiment de confusion face aux objets du monde.
On en serait resté là, amusés sans plus par la coïncidence, si Renée n’avait déclaré :
- Je sais faire quelque chose de spécial! Attendez que je vous montre…
Elle s’est penchée pour récupérer de son sac un stylo et un carnet de notes, mais à peine a-t-elle eu le temps de déposer le carnet sur la table, que j’ai annoncé:
-    Tu sais écrire à l’envers. De la main gauche, mais à l’envers.
-    Comment l’as-tu deviné?
-    Pour une raison évidente, je sais faire la même chose.
-    C’est pas vrai!
-    Je te jure.

Alexandra était médusée.

-    Que voulez-vous dire, écrire à l’envers?
-    En lettres moulées, mais inversées. Comme le faisait Leonard da Vinci dans ses cahiers.
-    C’est simple, regarde.
Sans attendre, Renée s’est mise à écrire de la main gauche et à l’envers ce qui lui passait par la tête, histoire d’assurer Alexandra que tout était spontané. Ce n’était pas un truc, un simulacre de prodige comme les animaux sont parfois capables d’en faire (j’ai en tête le cas de Claver Hans), mais une véritable écriture.
J’ai pris le carnet des mains de Renée et j’ai continué à écrire à sa suite. Pour nous lire, Alexandra a porté le carnet devant le miroir qui était au-dessus de nos têtes. Son étonnement était complet.
La serveuse a apporté les plats, un tajine au poulet citronné, pour moi. Tout à fait excellent.
En mangeant, j’ai indiqué à Renée que j’avais écrit des textes sur notre état et je lui ai donné la référence à mes entrées.
Il y avait là une apostille amusante à ma réflexion sur l’état de contrariété du gaucher corrigé. Une anecdote sans plus, que je n’avais même pas notée dans mon carnet. Je l’aurais oubliée, si ce n’était de la surprenante découverte que j’ai faite la semaine dernière.
Je cherchais un documents sur mon disque dur (j’aurais préféré écrire : dans une vieille malle), quand j’ai retrouvé un document au titre évocateur, « Délire », dans mon dossier de « fictions ». Je n’avais pas pensé à ce texte depuis au moins dix ans. Le récit raconte l’histoire d’un pauvre type qui tombe dans les pattes d’une secte et qui réussit à s’enfuir, en se barricadant dans son appartement.
La nouvelle avait été publiée dans Fictions sans bornes et presque sans reproches, un collectif d’une jeune maison d’édition, maintenant disparue. Mais, elle avait été écrite et pensée dans le cadre de mon recueil de nouvelle, Tessons, paru en 1998. Mon éditeur l’avait refusée, entre autres parce que le texte ridiculisait les procédés de lecture rapide, technique qu’il maîtrisait et qui lui permettait de lire la masse de manuscrits qu’on lui envoyait chaque semaine. J’avais bien malgré moi retiré « Délire » du recueil et avais trouvé un autre éditeur, un jeune qui ne connaissait rien à la lecture rapide!
J’ai ri en redécouvrant ce texte sur mon ordinateur, et j’ai commencé à le relire, curieux de ce que j’y avais mis. Il y est question de lecture rapide, c’est le principe même de la secte, la Société pour l’accélération du lire, dans laquelle s’engage mon narrateur. Mais surtout, et c’est là que la surprise s’est superposée au rire, il y est question d’un gaucher contrarié. Mon héros souffre de « dysdextrie », terme inventé qui identifie un état à mi-chemin entre l’ambidextrie et la dyslexie! Or, cette tare va se révéler un atout qui lui permettra d’apprivoiser un être imaginaire, Teth. Cet être le soulagera de tous ses maux, dans son cas, de tous les mots qui sont des maux.
J’ai décidé de l’inclure dans « Un défaut de fabrication ». C’est ce texte qu’on trouvera à la suite de cette entrée, sous le titre de « Délire ». Je n’aurai presque rien changé, je l’aurai simplement découpé pour qu’il puisse se lire sous la forme d’entrées d’un carnet. Neuf, pour être précis. Comme la neuvième lettre de l’alphabet hébraïque.

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