Rien, quand on y réfléchit, ne peut inciter à vouloir être le premier dans une course de chevaux.
Kafka
Je m’appelle Robert G. Reid et je ne touche plus à rien. Je vis dans le noir. Le noir le plus complet. Le noir des yeux fermés. Le noir noir. J’avais trois fenêtres et elles sont condamnées. Je l’ai fait moi-même. Avec de la planche et du papier journal. Je m’entretiens avec Teth, elle me raconte des choses. Mes bibliothèques sont vides. Sauf pour un vieux dictionnaire.
Je vis dans un demi sous-sol. Mon appartement a la forme d’une lettre de l’alphabet. Je ne réponds plus à la porte. Au début, on sonnait aux deux heures. Maintenant, des semaines entières passent sans la moindre interruption. J’ai des vivres pour les prochains mois.
Teth a le don des langues. Je ne vois jamais ses lèvres remuer, mais j’entends tout. Elle me parle avec ses yeux. Ils sont disciplinés. Je ne sors plus. Teth le fait pour moi; elle m’alimente en rumeurs.
Je suis essoufflé.
Teth est menue. Je la serre dans mes bras, pour m’endormir. Elle me dit des mots de réconfort. Je m’assoupis. Mes rêves ne sont guère agréables. Teth le sait et elle veille. Elle est mon bouclier. Quand j’ouvre les yeux, je vois les siens, brillants, qui percent mes peurs. Je ne lirai plus jamais.
Ce que Teth aime le plus, ce sont les compliments. La texture de ses poils, le grain de ses pores, son échine. Je cherche dans le dictionnaire des mots qui me renversent. Je les lui donne. Elle en redemande. Je crains le jour où je me tairai.
Quand elle s’éloigne, je me blottis sur mon sommier. Je me suis servi du matelas pour obstruer la porte. Je grince des dents, je me mords la joue intérieure. Je compte mes doigts, jusqu’à ne plus savoir combien j’en ai. Je pense à mon ancienne vie. Et quand Teth revient, je lui fais la fête. J’écris des poèmes des deux mains, un mot à l’endroit, un mot à l’envers, comme dans les fêtes foraines. Je ne regarde plus les miroirs. Je me rase à l’oreille. Je me coupe au doigt. Les fous traçaient des diagonales à travers les pages des livres, ne retenant que quelques mots au passage. C’est moi qui ai trouvé ce qu’ils cherchaient. Teth touche mes yeux de ses index et je m’assoupis.
J’ai trois fenêtres, une par pièce. La plus étroite est celle de la cuisine. La deuxième est dans ma chambre; la dernière s’ouvrait sur le salon, juste au-dessus de ma table de travail. Je pouvais voir la neige tomber, fondre et disparaître. Maintenant, je ne sais plus quelle heure il est. J’ai condamné mes fenêtres aux petites heures du matin. Dans un mouvement de panique. J’ai pris les planches de bois de ma bibliothèque et je les ai clouées contre les cadres, colmatant les ouvertures avec du papier journal. J’ai dû monter sur le comptoir de la cuisine et mettre mes deux genoux de chaque côté de l’évier, pour frapper sur les clous.
Je n’avais pas de remords, j’avais déjà vendu tous mes livres. De la première à la dernière ligne. Le commis de la librairie était content. De beaux livres, à peine touchés du bout des doigts et aussitôt refermés. Les grands classiques, les romans célèbres, toute la littérature mondiale. Je n’en avais plus besoin, Teth était apparue et je voulais la protéger.
J’avais hérité de la bibliothèque de mon père. Mort sans avertissement, dans sa voiture, au milieu de la nuit. Un accident bête, le réservoir qui prend feu sous le choc, une collision, le métal tordu. Un corps broyé.
J’avais hérité de trente boîtes de livres et des bibliothèques pour les contenir. J’ai tout lu, à des vitesses vertigineuses. Mais je n’ai rien retenu, sauf Teth, qui se souvient de tout et qui ne me lâche plus, même quand, mon corps ramolli, je me rends à mon lit souffler les dernières chandelles. Je laisse, sur la cire rouge, l’empreinte de mes lèvres. Et je m’endors, les mains collées contre mon ventre, de plus en plus lourd.