Délire (2/9 – Un défaut de fabrication)

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Tout a commencé un jeudi matin, à la lecture du journal.

Quelques lignes, une gorgée de café, un soupir. Je prenais mon temps. En bas d’une page, j’ai trouvé un article au titre amusant, « Le temps appartient à ceux qui lisent vite ».  Je l’ai lu sans grande conviction. Quelques pages plus loin, une annonce pour un cours de lecture rapide m’a fait de l’œil. Je devais me sentir vulnérable.

Disciplinez vos yeux, disait-on. Au centre d’un triangle isocèle, un œil était dessiné, accompagné d’un index, détaché de toute main. De minces traits entouraient le dessin, comme un soleil d’enfant. Lisez vite et mieux, continuait le texte.

Ne perdez plus votre temps.
Changez votre vie.
Venez rejoindre vos pairs.

L’annonce m’intriguait, d’autant plus que je me sentais seul et, par le fait même, un peu ridicule.

On m’offrait de lire avec l’intelligence des yeux. J’ai téléphoné au numéro indiqué. Un système informatisé a recueilli mon numéro de téléphone et mon adresse, mon âge, mon statut, mon revenu annuel, et toutes ces choses qui devaient permettre aux analystes de la Société pour l’accélération du lire d’évaluer mes besoins. La voix était agréable, j’ai répondu sans arrière-pensée. J’avais affaire à des professionnels.

Le lendemain matin, un couple s’est présenté à ma porte. L’homme était grand, blond et rasé de près; la femme était une rousse aux cheveux coupés à l’anglaise, vêtue d’un tailleur à la ligne claire et de souliers plats. J’ai d’abord pensé à des témoins de Jéhovah, à cause de la rigidité de leur dos, mais j’ai vite reconnu des membres de la Société pour l’accélération du lire. Ils portaient un écusson qui reprenait le dessin de l’annonce.

- Voici Ada, mon nom est Karl.
- Vous nous avez contactés.
- Pouvons-nous entrer?

Ils tenaient chacun une mallette de cuir noir. Leurs mains étaient protégées par des gants. Je me suis retiré pour les laisser passer. Ils se sont assis sur le sofa, bien droits, les mains sur les cuisses. Ils ont refusé un café, mais accepté de l’eau bouillante. Ada a même sorti des sachets de sa mallette.
- C’est du Métasal. Un mélange précis d’herbes, de ginseng et d’agrumes.
- Pour les yeux. Leur flexibilité.

Karl a sorti de son sac un questionnaire. Je devais répondre le plus rapidement possible. Ce n’était pas un test. Simplement un moyen d’évaluer mes besoins en formation.
- C’est amusant, vous verrez.
- Et bientôt, vous accélirez au point de nous ressembler.
- Vous vilirez.

J’ai retroussé mes manches. Ada continuait à sourire. Karl, devenu froid, ne me regardait plus.
- Quand avez-vous lu, la dernière fois?
- Ce matin.
- Et que lisez-vous?
- Romans, journaux, un peu de tout. Ma bibliothèque est bien garnie.
- Vous le faite de la même façon?
- Pardon?
- Unilisez-vous?
- Lisez-vous tout de la même façon?
- Je n’y ai jamais porté attention.
- Écrivons “ oui ”.
- Il unilit.
- Je veux bien vous croire.
- Vous devrez apprendre à désunilire.

J’ai déposé ma tasse refroidie sur la table et regardé ma montre. Ada a fait la moue.
- Quand avez-vous lu votre dernier roman?
- Hier. Juste avant de m’endormir.  C’était Animal Farm de George Orwell.
- Ce n’est pas important.
- Votre dernière biographie?
- Je hais les histoires vraies.
- Votre dernier manuel?
- Un traité sur le pilotage automatique.
- On ne badine pas avec le lire.
- Si vous le dites.
- Avez-vous déjà jeté un livre?
- Ça, non. Jamais.
- Revendu un livre?
- Dans ma jeunesse, peut-être.
- Prêté un livre?
- Pas depuis l’université.
- Savez-vous surlire?
- Je ne sais pas ce que c’est.
- Prélire?
- Je n’ai pas de boule de cristal.
- Dialire?
- Mes reins sont en parfait état.
- Dialire. De haut en bas.
- Et de gauche à droite.

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Je tentais d’alléger l’atmosphère en plaisantant, mais rien n’y faisait. Karl posait ses questions et Ada écrivait mes réponses. J’étais nerveux, pris au dépourvu. Teth n’était pas encore apparue. Ils regardaient mes bibliothèques avec envie. Elles étaient pourtant en  désordre. J’avais classé les livres par ordre de grandeur, les plus gros en bas, les titres à l’envers, sans aucun souci pour les couleurs, les collections, les auteurs.
- Étrange, votre appartement.
- Il est en forme de « T ». Le salon est perpendiculaire à ma chambre et à la cuisine.
- Merveilleux.
- Je te l’avais dit. Il est prédestiné.
- Tout concorde.

Je les ai regardés, perplexe. Ada s’est excusée. Elle a tracé deux traits sur une feuille.
- Le « T« , c’est la première figure du vilire.
- On l’apprend, dès la leçon initiale.
- Elle fait partie des rudiments de la SAL.
- Un mouvement horizontal supérieur. Les yeux qui balaient de gauche à droite la première ligne de la page, pour attraper le mot en son centre.
- Puis un mouvement vertical de descente. Une ligne droite jusqu’en bas de la page.
- Pour la réussir, il faut savoir discipliner ses yeux. Réduire les mouvements latéraux et augmenter la vision périphérique.
- Apprendre à œillire. Lire à pleine capacité oculaire.
- Portez-vous des lunettes?
- Pas encore.
- Tant mieux. Il aurait fallu modifier votre prescription.
- Pour augmenter la vision floue.
- Seule façon de réduire, chez le novice, l’importance de la vision claire.
- La vision claire, c’est la mort de la surlecture.
-  Et la seconde figure?
- Il n’y en pas que deux.
- Bien sûr que non. Ce sont les rudiments qu’on vous décrits.
- La deuxième, c’est le « E« .  Regardez.
- Un triple mouvement horizontal, rattaché par une descente en marge.
- Une variation de la première. Pratique pour les mouvements de l’âme. Les scènes d’amour.
- Ensuite, il y a le « Z« . Pour les textes administratifs.
- Et le « L » , pour la psychologie, dont la principale variante est le « J », pour la science.
- Mais la forme accomplie, parfaite, du dialire est la diagonale. Une belle ligne droite, qui traverse de bord en bord la page du livre.
- D’une grande pureté.

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Pendant qu’ils parlaient, Karl a reproduit les figures sur les feuilles d’un livre. La vie des livres. Il a pris l’exemplaire dans ma bibliothèque et en a arraché des feuilles.

Je me suis levé. Leurs questions n’étaient plus un jeu. Tous ces nouveaux mots. L’indifférence de Karl était manifeste. Ada m’a conseillé une autre tisane, puis quelques exercices oculaires. Ils n’avaient pas fini. Mais le reste serait beaucoup plus simple. C’est toujours comme ça au début, a-t-elle réussi à me dire. Et puis on s’habitue. Elle a posé sa main sur mon bras gauche.
- Pour retenir ce que vous lisez, prenez-vous des notes?
- Lisez-vous un livre en plusieurs fois?
- Avez-vous du mal à vous concentrer quand vous lisez?
- Êtes-vous capable de photographier plusieurs mots à la fois?
- Sautez-vous des lignes sans vous en apercevoir?
- Bougez-vous les lèvres?
- Lisez-vous avec un doigt?
- Vous faut-il plus d’une heure et demi pour lire un livre de 40, 000 mots?

Je ne savais plus quoi répondre. J’ai pris le premier format de poche qui traînait sur ma table, un Dürrenmatt, et j’ai fait un petit calcul. Un livre de 135 pages, en une heure et demi… J’ai plié l’échine.
- Vous devrez faire des exercices, sinon ce sera la panne.  Il vous faudra un entraînement complet. Mais vous avez du talent.
- Et nous avons une bonne nouvelle pour vous. Vous êtes admis. Sans aucune préparation.
- Et les sept premiers jours sont gratuits.
Ada s’est levée prestement. Elle m’a souri, les mains ouvertes. Elle s’est dirigée vers ma bibliothèque et a pris quelques livres.
- Nous en aurons besoin. N’importe lesquels feront l’affaire.

Karl s’est approché et m’a remis brusquement un écusson semblable au leur, un œil et un index dans un triangle isocèle, sur un fond jaune.
- C’est la couleur des novices.
- Le blanc est pour les accélecteurs.
- Entre les deux, il y a le vert. Pour les intermédiaires.
- Venez. Le premier séminaire commence cet après-midi. Il n’y a pas de temps à perdre. Menem nous attend.
- Votre vie vient de changer.

Leur empressement me rassurait. Ada me décrivait les prodiges qu’on parvenait à réaliser dès qu’on entrait à la SAL. Vilire un roman historique en soixante-sept minutes, les trois volumes du Lord of the Ring en deux heures trente, un traité d’acupuncture en moins de quinze minutes. On pouvait passer des heures à la bibliothèque de la SAL à surlire, sans jamais s’ennuyer, sans même lever les yeux de sa table.

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