Délire (3/9 – Un défaut de fabrication)

P1020174

La vie des livres est un enfer

Ada, Karl et moi, nous avons marché dans la neige, attentif aux autres piétons qui pouvaient ralentir notre route. Mes guides étaient devenus silencieux. Nous avons pris l’autobus, le métro, un autobus encore. Je découvrais des lieux nouveaux, des boulevards aux noms étrangers, des architectures somnolentes. C’était le secteur industriel, un quartier de rues sans trottoirs ni lampadaires et de noms de compagnies inconnues.

Ada marchait à vive allure. Elle avait pris les devants. Un édifice brun nous attendait au bout de la rue. Une masse anonyme, avec pour seule identification les lettres de la société, en noir sur un fond blanc.

À peine entrés, Ada m’a fait asseoir dans une salle où douze personnes m’avaient précédé. Nous avions tous le même écusson jaune des novices. Des dépliants vantaient les mérites de la société et décrivaient sa courte histoire.

délire-04La Société pour l’accélération du lire avait été fondée au nord de la Californie, à la suite de la découverte, par Gnung, du rôle de la diagonale et de la figure du « T » dans la lecture. Une découverte inouïe, révolutionnaire. Suite à l’absorption d’une drogue de sa propre confection, le Prosal, dont il n’avait réussi à produire qu’une dizaine de fioles, il s’était mis à lire à une vitesse phénoménale, parcourant des œuvres entières en quelques secondes à peine. Au cours des dix séances que le destin lui avait accordées, il était parvenu à lire l’ensemble de la littérature américaine du vingtième siècle. Et encore, à mettre au point une technique d’accélération de la lecture et de l’activité cérébrale qui pouvait sauver l’humanité de l’inculture. Il fallait contrecarrer l’influence de la télévision et des technologies modernes en plein essor et redonner à l’homme les rênes de sa propre destinée. Pour ce faire, il ne fallait pas lire moins, mais plus. Il fallait libérer la lecture de son carcan traditionnel, transformer les yeux en de véritables machines à lire, modernes, efficaces, libératrices.

Gnung avait fondé la première société pour l’accélération du lire à Cupertino. Ses premiers adeptes avaient été des amis de la région, avec qui il avait mis au point les diverses figures du dialire. La technique demandait de travailler avec l’index qui devait guider les yeux. Le signe de la société, le doigt qui touche et l’œil qui regarde, avait été dessiné par Gnung lui-même à cette époque de grande imagination.

Le mouvement avait connu un essor incroyable, dès l’instant où la Société avait choisi de diffuser les enseignements de son maître Gnung. Les premiers ateliers avaient été organisés dans le sous-sol du YMCA local. Le directeur des activités culturelles avait donné son aval et les novices étaient venus nombreux. Menem avait été de cette première cohorte d’adeptes. Il avait suivi les cours de Gnung et avait collaboré au développement des figures du « E » et du « L ». Sa maîtrise du vilire était comparable à celle du maître. Après sept ans d’étroite collaboration, comme Gnung devenait un ermite, de plus en plus préoccupé par sa quête d’un savoir supérieur et total, il avait fondé un chapitre de la société sur la côte Est, afin de diffuser la bonne nouvelle là où elle était requise.

Le reste du document décrivait les installations, les salles de séminaire, la bibliothèque, les stages et les programmes d’apprentissage. Une annonce vantait les infusions de Métasal, les sachets de poudre vitaminique Salition, les gouttes pour les yeux Ocusal.

Ada est réapparue, vêtue de blanc, les cheveux noués à l’arrière. Elle était radieuse. Le bout de son index de la main droite était recouvert d’une peinture blanche. Elle nous a invités à la suivre, après avoir ôté nos souliers et laissé nos objets personnels dans un panier.

Nous nous sommes assis dans une pièce à l’éclairage tamisé et aux couleurs discrètes. Une musique éthérée jouait en sourdine, harpe et viole de gambe sur fond de vagues. Des bureaux en contreplaqué, assez grands pour ouvrir un livre, mais pas assez pour y déposer nos coudes, étaient disposés en rangées. Quelques affiches annonçaient:

Toucher, c’est lire
Vilire, pour la vie
Vers le Liraal

Un œil et son index étaient peints sur le mur du fond, éclairés par un projecteur unique, caché au sol.

Un homme s’est avancé jusqu’à la table principale. Son habit de coton était rouge. Il portait ses cheveux, longs et blancs, noués à l’arrière.  Ses jambes étaient droites comme des lettres. Il a pris un livre sur la table, l’a feuilleté sans effort et un sourire d’enfant a détendu son visage. Il nous a regardés, puis a mis sa main gauche sur son cœur, son index rouge bien en vue. Il nous accueillait. Lire, a-t-il commencé à dire d’une manière saccadée, est la lumière du jour.

La lumière… qui éclaire l’encre sur la page.
Lire est la vie.
Et vilire est la vivre pleinement.
Vilire est ne plus oublier que la connaissance est le maître du monde.
La seule façon de s’ouvrir à sa vérité.
Vilire, disait Gnung, débute quand l’index glisse sur la page.
L’œil trace des figures sur sa surface.
Il englobe de ce fait l’univers tout entier.
Univers tapi entre les lignes.
Je ne suis qu’un guide.
Chacun en soi doit découvrir sa propre vitesse de lecture. Le savoir est en vous.
C’est votre vie qui vous a conduits jusqu’en ce lieu.
Je me nomme Menem.

délire-05

Gnung disait: laissez les livres vous parler.
Laissez aux mots le soin de vous indiquer lesquels seront nécessaires à votre lecture.
Vous ne le savez pas, mais eux, ils se connaissent.
Les mots ont une âme, disait Gnung, ils savent que vous les lisez.
Ce ne sont pas des masses inertes, mais des êtres.
Ils attendent que vous leur transmettiez énergie et mouvement.
Un œil qui passe lentement sur leur corps est un vent froid.
Il ne les réchauffe pas.
Un œil qui passe à toute allure leur insuffle une énergie.
Ils s’empressent de nous la redonner.
Une énergie mise au service du vilire.

Menem détachait chaque mot de son discours, chaque phrase, comme s’il s’agissait d’un titre. Il semblait maître d’un savoir illimité.
Les mots ont une âme.

Libérez-les du carcan de l’immobilité.
Ils vous en seront reconnaissants.
Ouvrez un livre et examinez le, lignes par lignes.
Rien ne bouge.
Les mots imprimés sur la page.
Le noir de l’encre demeure stable, les mots paraissent morts.
Restez longtemps sur un seul mot et il se transforme en carcasse.
En un squelette facile à désarticuler, petites lettres sans âme.
La lenteur est un meurtre de mots.
Elle assassine, elle démembre.
Prenez maintenant la même page et dialisez-la.
L’encre s’anime, les lettres acquièrent une aura.
Les mots vivent.
Le vilire les a réanimés.
Des figures inouïes, des pyramides, des rivières.
Des êtres même apparaissent sur la page.
Le noir et le blanc s’unissent pour une danse nouvelle.

délire-06

Mais ne vous laissez pas distraire par ces figures improvisées.
Elles disent la joie des mots qui ressuscitent enfin, mais elles ne sont d’aucune utilité à l’état sauvage.
Ne vous laissez pas distraire.
Ces figures sont une énergie brute qu’il faut domestiquer.
Si vous ne voyez rien, si rien ne s’agite, le vilire vous échappera toujours.
Partez immédiatement.
Vous êtes un lirelent.

Ne vous laissez pas distraire par ces figures improvisées.
Elles disent la joie des mots qui ressuscitent enfin.
Elles ne sont d’aucune utilité à l’état sauvage.
Ne vous laissez pas distraire.
Ces figures sont une énergie brute qu’il faut domestiquer.
Si rien ne s’agite, le vilire vous échappera toujours.
Partez immédiatement.
Vous êtes un lirelent.

délire-07
Si vous restez, c’est que ce matériau vous apparaît dans toute sa vitalité.
Vous devrez apprendre à travailler ces figures.
À les mouler à votre identité.
À remplacer celles qui surgissent dans l’instantanéité du dialire par les vôtres.
Celles que nous vous enseignerons.
Les figures du T, du E, la grande diagonale, la petite.
Gnung disait qu’il faut traiter les mots avec respect.
Le seul, le véritable respect que permet le vilire.
Il vous faudra de la discipline.
De l’endurance.
Un entraînement complet, de l’œil à la main.
L’œil est un cheval qu’il faut domestiquer.
Et nous ferons de vos yeux sauvages, des montures solides, efficaces.

Ses derniers mots n’étaient pas encore compris que Menem était déjà parti. Nous étions médusés. L’espace devant nous était vide, bien qu’un peu de rouge y flottait encore. L’œil est moins vite que le geste.

Bergen juin 2011

Bergen juin 2011

Cet article a été publié dans Un défaut de fabrication avec les mots-clefs : , , . Bookmarker le permalien. Laisser un commentaire ou faire un trackback : URL de trackback.

Laisser un commentaire

Votre e-mail ne sera jamais publié ni communiqué. Les champs obligatoires sont indiqués par *

*
*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>