Depuis l’arrivée d’Ada et de Karl, les choses n’avaient cessé de se bousculer. Menem avait raison, ma vie avait déjà commencé à changer. J’étais à la porte d’un monde nouveau. Je m’étais toujours tenu loin de ces mouvements spécialisés avec leurs promesses. Mais celui-ci m’attirait, contre toute raison.
J’avais depuis longtemps remarqué cette vitalité des mots quand je lisais. Cela dansait aux confins du texte, pantomime à peine perceptible, vibrations ténues qui s’évanouissaient dès que mon regard y était déporté. J’avais attribué ces épiphénomènes à de la fatigue ou à de la distraction, et parfois même, lors d’une angoisse à peine camouflée, à une manifestation de ma maladie. Je n’avais jamais pensé que le mouvement venait des pages elles-mêmes.
C’était une révélation. Je m’étais toujours cru déficient. Et ces perceptions périphériques, un symptôme de ma dysdextrie.
Dysdextrique…
J’avais subi le diagnostic avec effroi, à l’adolescence, et depuis je le portais comme un stigmate. Confusion irréparable des deux hémisphères, avait dit le docteur, en égrenant sa liste de symptômes: troubles d’apprentissage, problèmes sérieux d’orientation, confusions de toutes sortes, écritures en miroir, pensée palindromique, voire labyrinthique, pouvant mener à la schizophrénie. J’avais été marqué du fer rouge de la déraison.
Menem, d’un coup, me ramenait à la raison. Ce n’était pas ma dysdextrie qui provoquait ces sauts de page, mais la force de ma lecture, les mots eux-mêmes. Je redevenais normal. Aussi, quand Ada a invité les lirelents et les sceptiques à quitter les lieux, je suis resté sagement assis. Il n’était plus question que je parte.
La leçon a débuté.
-Tout le monde debout! Les bras en croix, la tête bien haute, les jambes écartées. Réchauffement!
Karl était debout. Sévère, froissé. Il avait peigné ses cheveux, il tenait son index blanc très haut dans les airs. Personne n’avait osé partir.
- On regarde en haut, à gauche, à droite. Il faut apprivoiser ses yeux. Croisez-les. Fermez-les. Faites l’horloge.
Karl parlait tout en gesticulant. Il fallait entretenir ses yeux, élargir son champ visuel, se défaire de ses paresses oculaires, pour acquérir de nouvelles habitudes, propres et modernes.
- Fermez l’œil gauche et avec le droit, faites l’alphabet. Et je veux des lettres bien faites, des mouvements complets. Ensuite, vous me compterez jusqu’à cinquante.
Et 1 et 2 et 3 et 4
Et 5 et 6 et 7 et 8
Les trois semaines suivantes, chaque séance commencerait par ces exercices de vivision, dans la grande salle. Après dix minutes, nous en avions tous mal à la tête, une douleur frontale que Karl reconnaissait comme le signe le plus sûr de la domestication de nos montures. Nos nerfs optiques devaient subir un entraînement rigoureux, si nous voulions commencer à vilire. Il nous fallait travailler à agrandir notre champ visuel, à trouver toutes ces choses qui traînent dans l’opacité de notre vision périphérique.
Karl nous montrait, dessin à l’appui, quels muscles permettaient à l’œil de tourner dans toutes les directions. Il expliquait comment les muscles obliques pressaient autour de l’équateur de l’œil et entraînaient un allongement du globe. Nous devions améliorer votre vision périphérique de façon à passer d’une lecture par fixations de 25 signes, à une surlecture par fixations de 50 et même de 100 signes. Karl apportait parfois un métronome, pour nous aider. Nous nous assoyions à notre pupitre, posions les avant-bras sur la table, espacés de 62 centimètres, mains détendues, pouces vers le haut, et, au rythme de la baguette, faisions bouger nos yeux d’un pouce à l’autre.
Nous commencions lentement, à 40 battements à la minute, et devions maintenir quelque temps cette vitesse, même si nos yeux avaient tendance à revenir à des mouvements normaux. La meilleure façon d’accélérer est de ralentir, disait Karl, en martelant la table de son poing.
Nous devions expérimenter une série de plateaux, certains plus confortables que d’autres. À 210 battements à la minute, nous ressentions tous des étourdissements et même des nausées. Un soir, ma voisine s’évanouit, s’ouvrant même le front sur le bord du pupitre. Une semaine plus tard, un jeune étudiant partit précipitamment pour ne plus jamais reparaître. Karl nous ramenait ensuite à 130 battements à la minute, qui servait de vitesse de croisière.
Chaque séance d’exercices était complétée d’une période de relaxation. Ada baissait les lumières et nous nous étendions sur des tapis dans le fond de la grande salle, tout près du logo de la société. Elle nous demandait de pratiquer la chambre noire. On couvrait nos yeux fermés avec la paume de nos mains. Il ne fallait pas exercer la moindre pression sur les globes oculaires. Nos doigts devaient reposer sur le front, et la partie inférieure de nos paumes sur les os des pommettes. On faisait le noir, le noir le plus total. Le noir noir, affirmait Ada, qui passait de l’un à l’autre, pour vérifier nos postures. Elle se penchait sur nos têtes, déplaçait nos doigts et nous pouvions sentir son parfum citronné. Dans le silence et l’obscurité, nous attendions que la douleur cesse. Même si je fermais les yeux, je parvenais à voir Ada, à deviner son approche. Elle apparaissait dans le noir noir et chassait de ma vision intérieure toutes les particules de lumière qui émergeaient de mon mental. Je retournais à la maison, apaisé.
Pendant les premières heures, j’étais même certain que ma vision s’améliorait. Les couleurs paraissaient plus vives, les distances n’atténuaient plus les contours des objets. Un étrange sentiment de supériorité me transportait. Je ne ressemblais plus au commun des mortels, au regard traînant et à l’intelligence réduite, j’étais devenu un être neuf, éclairé. Je portais avec fierté mon écusson de la SAL et parfois même je ne me lavais pas l’index avant de quitter l’institut, violant l’interdiction.
Et 9 et 10 et 11 et 12
Et 13 et 14 et 15 et 16
Pourtant, à la toute première séance, l’humiliation avait été grande. Après la période de réchauffement, Karl avait procédé à une expérience. Il nous avait remis un texte d’une vingtaine de pages, un essai de textologie, et, chronomètre en main, il nous avait demandé, à nous et à Ada, de le lire le plus rapidement possible.
Les photocopies distribuées, Karl avait donné le signal. J’avais regardé mes feuilles avec force, certain de ma vitesse d’exécution. Je n’avais pas encore fini de lire la septième phrase que, déjà, Ada avait fini le texte. Vilire était un miracle.
Nous lui avions posé des questions sur le texte. Elle connaissait les réponses et pouvait même en résumer l’argument central, de l’existence des mots et des autres formes de vie dans la lettre. On aurait dit un tour de magie. Ada, pourtant si fragile d’apparence, avait parcouru le texte en moins de vingt-cinq secondes. En extrapolant mes propres chiffres, j’aurais mis plus de vingt-deux minutes et quarante-six secondes à faire de même. L’écart était incommensurable.
J’étais rentré à la maison, perturbé. J’avais regardé ma bibliothèque et cherché à calculer le temps que cela me prendrait pour la parcourir en entier. Il y avait en tout 2300 livres, à 250 pages chacun. Si je mettais deux secondes à lire une ligne et que chaque page contenait une moyenne de 32 lignes, j’en aurais pour 10 200 heures, c’est-à-dire près de 1 300 jours, à huit heures de lecture par jour, et à trois ans et demi de travail continu. Trois ans et demi de vie!
Et 17 et 18 et 19 et 20
Et 21 et 22 et 23 et 24